La famille, rêve et ressource de la société

Intervento al convegno “La famiglia, una risorsa per l’umanità nella globalizzazione?”
Collegio dei Bernardini, a Parigi, 25 giugno 2013

Le débat actuel sur la famille se concentre chaque jour davantage sur une question de fond : la famille, entendue comme l’union stable entre un homme et une femme et de leurs enfants (certaines études l’ont désignée comme norme constituée), est-elle encore une ressource pour la personne et pour la société, ou bien est-elle seulement la survie du passé qui fait obstacle tant à l’émancipation des individus qu’à l’émergence d’une société plus libre, plus égalitaire et plus heureuse ? C’est une question qui nécessite sans aucun doute un débat théorique mais aussi un regard sur la situation historique de la famille d’aujourd’hui, et que l’on pourrait dire aujourd’hui de paradoxale. Il y a quelques années, on parlait de la famille incertaine. D’un côté, en effet, on continue d’attribuer aux liens familiaux une grande valeur, or il ne fait aucun doute qu’il en soit ainsi : même avec toutes ses contradictions le désir d’avoir une famille reste l’une des plus grandes priorités de la majorité des personnes. De l’autre côté, les liens se relâchent, les ruptures conjugales sont toujours plus fréquentes et entraînent l’absence d’un des deux parents ; les familles se dispersent, se divisent, se recomposent, et je suis d’accord avec Xavier Lacroix lorsqu’il écrit : « la déflagration des familles est le premier problème de la société moderne » (De chair et de parole. Fonder la famille, Paris 2007).

Il est vrai qu’il faut donner un juste poids à une certaine diversification des modèles de vie, comme il est tout aussi vrai que lorsque l’on parle de famille, il nous vient à l’esprit un certain modèle : celui de la famille d’où nous provenons, et qui a connu son apogée – en tout cas en Europe et en Occident – durant la moitié du 20ème siècle : c’est-à-dire une famille unie, souvent nombreuse, et dont les valeurs liées à l’amour se recoupent à ceux des institutions civiles. (L.Roussel, La famille incertaine, Paris 1989).

On dit que cette image n’est plus la seule référence et que la société ne lui est plus favorable. Pire encore, la multiplication des formes de famille est devenue chaque jour plus évidente. Les individus peuvent « faire famille » de multiple manières, toute forme de « vivre ensemble » peut être revendiquée comme une « famille », l’important – comme on dit – c’est l’amour. Dans ce contexte, la famille n’est pas niée mais mise à côté de nouvelles formes de vie et d’expériences relationnelles qui sont apparemment compatibles avec elle, même si en réalité elle la dépèce, au point qu’Henri Léridon, le célèbre démographe français, dit : « notre société n’est pas en train d’expérimenter de nouveaux modèles mais est en train de piller le modèle traditionnel » (Le Figaro, 4 mai 2000).

Le nouveau contexte culturel

C’est dans ce nouveau contexte culturel qui s’est installée en France – et pas seulement – la question du « Mariage » pour tous. L’épiscopat français – à qui j’ai voulu envoyer dès le début le soutien du Conseil pontifical pour la Famille – a su aborder cette question avec intelligence, en promouvant une réflexion et un débat qui soient le plus large possible. A la différence d’autres pays, ce débat a été favorisé tant au sein de la société civile que du monde religieux, avec des interventions qui ont enrichi les argumentations en faveur de la famille avec des approfondissements dans des domaines nouveaux. Je pense par exemple aux argumentations de type philosophico-anthropologique de Sylviane Agacinski, qui rappellent comment la construction de la parentalité est liée au modèle biologique, et comment la division de l’humanité entre hommes et femmes constitue une richesse plutôt qu’une atteinte à l’égalité ; elle dénonce également la manipulation du langage opérée par ceux qui considèrent même comme un « mariage » une union au sein de laquelle n’est plus présente la division entre un père et une mère, comme la psychanalyste Marie Balmary ; Sylviane Agacinski met donc en relief la difficulté qui en dérive chez l’enfant dans son processus cognitif. Des organes de presse comme la revue Le Débat, voire le quotidien Le Monde ont eux aussi participé au débat. Au-delà de ce qui est arrivé ensuite, c’est une bonne chose que le débat et la réflexion puissent dans l’esprit de communiqué du Conseil permanant de la Conférence des évêques de France.

L’implication de plusieurs mondes culturels et de foi n’est pas sans importance. Du reste, la famille est un bien commun à l’humanité entière. Sa destruction ne concerne pas seulement le démembrement d’une forme sociale déterminée, il en va de la question « de ce qu’est l’être humain et de ce qu’il faut faire pour être de façon juste une personne humaine » disait Benoît XVI.

C’est pour cela que dans l’Eglise d’aujourd’hui, le mariage et la famille sont au centre de l’attention. Dans les interventions publiques des derniers papes, tant dans la réflexion théologique que dans la littérature spirituelle la valeur oblative et la fécondité de l’amour conjugal sont exposées de manière beaucoup plus claire que par le passé ; elles sont décrites comme une expression et une figure de l’amour de Dieu, le reflet même du mystère trinitaire. Le binôme représenté par le mariage et la famille est un des thèmes ardemment privilégiés, tant dans l’enseignement du Magistère que dans la démarche pastorale. Il n’en n’a pas toujours été ainsi, en tout cas sur le plan théorique. Au contraire, sur le plan de l’action pastorale une attention vigilante n’a jamais manquée : d’une part l’Eglise a accueilli la conception qu’on avait du mariage et de la famille au cours des différentes époques historiques, en cherchant des les fixer avec un message évangélique. Mais c’est n’est pas le lieu d’en parler ici.

Je me permets de faire une seule mention à cet égard. Si nous regardons la période post tridentine, – ainsi que le montrent les études de Jedin, et de Reinhard, de Paolo Prodi (dont je ne cite ici que son livre Disciplina dell’anima, disciplina del corpo e disciplina della società fra medioevo e prima età moderna), mais aussi ceux de Zarri pour arriver au volume de Prosperi, Tribunali della coscienza – on se rend compte par exemple de la forte dimension disciplinaire menée tant par les catholiques que par les protestants pour solidifier l’institution familiale, vue comme le pilier de la société européenne. Alors que dans les classes de propriétaires la famille était organisée de manière rigide pour assurer la transmission du patrimoine, dans les classes les plus pauvres, en revanche, les hommes fuyaient le plus souvent leurs responsabilités par des unions répétées, laissant aux femmes seules la charge des enfants. La discipline a consisté dans l’obligation – souvent forcée – d’une règle valable pour tous qui responsabilisait aussi les classes les plus modestes : le mariage, grâce à la mise en place de nouvelles règles, ne pouvait être qu’un, et les pères étaient ainsi renvoyés à leurs obligations familiales de mille et une manières. Et si une personne était surprise en train de jurer dans un bistrot, il était présenté devant le tribunal de l’inquisition qui, dans un premier temps, vérifiait l’accomplissement de ses devoirs familiaux. Dans le cas, très probable, que ces derniers laissaient à désirer, le prévenu était tenu – sous peine d’arrestation – à les améliorer. Un contrôle analogue – cette fois faite par la communauté – était de mise chez les protestants, quand bien même le mariage avait perdu sa valeur sacramentelle. Il était un pilier fondamental de la société. En Europe, à cette époque, il était clair que la famille, du moment où elle régissait le cœur des rapports intergénérationnels, ne pouvait être conçue comme un lien uniquement privé. Et bien cette famille, nous pourrions dire qu’elle a construit l’Europe, et qui a permis de résister aux guerres et aux catastrophes naturelles. Elle a servi de levier et d’amortisseur dans le décollage industriel européen : amortissant d’une part les méfaits de l’industrialisation et, d’autre part, en favorisant par les sacrifices de ses membres l’ascension sociale des générations les plus jeunes. Dit de manière extrêmement synthétique : le mari-age et le patri-moine étaient intimement liés ; en considérant naturellement la culture des valeurs et de la foi transmise d’une génération à l’autre comme un patrimoine. Bien sûr, on pourrait ajouter que cette famille là était plus basée sur les nécessités économiques et le devoir social que sur les sentiments, ce qui ne veut pas dire que ces-derniers n’existaient pas, même s’ils étaient quelque peu effacés par les exigences objectives de la survie.

Au fil des siècles passés jusqu’à quelques dizaines d’années, voire moins, la doctrine sur la famille, parce qu’elle n’était justement pas remise en question par l’opinion publique, n’avait fait l’objet dans la Tradition catholique que d’une attention implicite. La première encyclique entièrement dédiée à ce thème est de Léon XIII (treize), il y a plus d’un siècle (Arcanum divinae sapientiae, 1880). Dès lors, et surtout durant les derniers pontificats, les documents se sont multipliés en nombre et en qualité. Il était devenu indispensable de mettre en rapport l’inspiration évangélique avec les nouvelles cultures et les nouveaux choix, tant comportementaux que juridiques qui émergeaient dans le vaste domaine du mariage et de la famille. C’est ainsi qu’a été publiée en 1930 l’encyclique Casti connubii de Pie XI, et qui affrontait pour la première fois le problème de la procréation et du contrôle des naissances. Nous pouvons dire aujourd’hui que la compréhension de ce trésor de sagesse religieuse et humaine, que nous pouvons appeler « l’Evangile de la Famille » est bien plus ample et plus profond que par le passé. Du Concile Vatican II, il suffit de penser à Gaudium et Spes, au magistère de Paul VI, du bienheureux Jean-Paul II à Benoît XVI ; le bagage doctrinal est vraiment extraordinaire. La sagesse de l’Eglise, dans ses différentes articulations, pousse à reproposer « l’Evangile de la famille » comme un des piliers de ce nouvel humanisme qui devient chaque jour d’avantage plus urgent d’introduire dans le monde globalisé qui se trouve à vivre un des passages les plus délicats de son histoire.

Vers une société individualiste

Le poids croissant dans les sociétés occidentales de la liberté individuelle, valeur dont nous devons tous être naturellement orgueilleux, a eu cependant l’effet de renforcer exagérément l’individualisme au détriment des relations et des liens affectifs stables. Les espaces d’autodétermination se sont aujourd’hui tellement accrus qu’ils ont modifié la nature même des institutions qui structurent la vie sociale, et parmi lesquelles la famille. Le philosophe Gilles Lipovetsky, face à une société hyper consumériste, parle avec beaucoup de perspicacité d’une « seconde révolution individualiste » caractérisée par la privatisation de la vie et par l’autonomie des individus vis-à-vis des institutions collectives. C’est une sorte de « tyrannie des individus », comme le relève Todorov (Les ennemis intimes de la démocratie), ou bien d’égolatrie comme l’affirme Giuseppe De Rita, un célèbre sociologue italien. L’individualisation de la société a comme conséquence la désertification des rapports dans la société ; et le terrain dans lequel devrait croître l’humain est devenu sableux, friable et inconsistant.

On identifie les premières traces de cette tendance dès les années 70 lorsque l’homme décida d’être l’artificier de lui-même (L’homme de sable. Pourquoi l’individualisme nous rend malades, 2011). Durant ces années, on a eu la nécessité de penser à la croissance personnelle par des usages et des manières de vivre nouveaux, plus libres, et donc de devenir les artificiers de sa propre croissance. Mais la conviction d’être les seuls « maitres de chantier » de sa propre existence a poussé à se détacher de toute relation avec les autres. Autour de ce processus d’autodétermination, les techniques se sont multipliées, les experts se sont mobilisés et les marchands ont proliféré. Et voici qu’aujourd’hui, sous nos yeux, l’immense marché hétérogène de l’équilibre intérieur, avec la mobilisation de nombreux corps professionnels qui utilisent différentes formes de thérapie ou de prises en charge. Tout est orienté vers l’affirmation de soi, au culte de soi, à la réalisation de soi et au bien-être individuel, qui est devenu une norme contraignante et en même temps une valeur.

L’impératif de l’autodétermination a donc pris la place des règles passées, mais l’individu se retrouve désorienté et moins sûr de lui-même. On pourrait dire que nous sommes tous plus libres et autonomes, mais en même temps tous plus seuls. En effet, la société semble atomiser les individus en amas : le je prévaux sur le nous, l’individu sur la société, la solitude gagne chaque jour d’avantage du terrain par rapport à la communion, et les droits de l’individu prévalent sur ceux de la famille. Et c’est pour cela que le Conseil pontifical pour la Famille a republié la Chartre des droits de la Famille, malheureusement penser que le triomphe de l’individu ne pourra seulement se faire que sur les cendres fumantes de la famille est une opinion de plus en plus répandue. La famille vit une sorte de renversement, elle est « une cellule de base de la société » et est conçue comme « une cellule à la base de l’individu ». Le couple est pensé en fonction de lui-même : chacun cherche sa seule individualisation et non plus la création d’un « nous », « d’un sujet pluriel » qui transcende les individualités sans les annuler, en les rendant au contraire plus authentiques, libres et responsables. Dans le premier cas de figure, le couple est très fragile, alors que dans le second il trouve sa stabilité. Malheureusement les structures sociales et culturelles semblent tendre vers la première perspective que certains chercheurs définissent come « l’individualisme émancipatif ». Le je est le nouveau maître de la réalité, mais aussi de la famille. On comprend bien pourquoi dans un tel contexte, alors que sa conception est restée la même pendant des siècles, la famille ne trouve plus de débouché dans lequel s’insérer alors qu’elle est délaissée dans sa vraie force et sa dignité. Or la disparition de la culture familiale risque de conduire aussi à la disparition de la sociabilité car la culture familiale s’est amoindrie tout comme son rôle social. Bauman lui-même dit : « Pour survire dans les mégalopoles contemporaines, les principales stratégies ne s’appuient pas sur le vivre en commun, mais sur l’éviction de l’autre et la vie de manière séparée… ». C’est la crise de la sociabilité et de toutes les formes de vie communautaires connues jusqu’ici : celles historiques parties des masses populaires à la cité, jusqu’à atteindre la famille conçue comme une dimension de l’existence.

A ce propos, les conclusions du chercheur italien Roberto Volpi font réfléchir quand à l’issue des données statistiques du mariage en Italie. Alors que « les mariages et la famille suivent des courbes d’un avion en chute libre », ce scientifique souligne que le nombre de familles monoparentales formées d’une seule personne augmente et sont passées de 5,2 millions en 2001 à 7,2 millions en 2011. Cela signifie que la diminution des mariages religieux et civils ne s’est pas transformée en de nouvelles formes de vie commune, qui sont d’ailleurs plus que fragiles, mais dans une augmentation du nombre de personnes qui ont choisi de vivre seule. Cela revient à dire que toute forme de lien durable est ressenti comme une chose insupportable. Il s’agit certainement là d’un processus complexe – en Italie et au sein du continent européen – mais il semblerait que l’on se dirige vers une société dé-familiarisée. L’effondrement des unions ne se traduit pas par l’augmentation de différents modèles de familles, mais bien par un plus faible besoin de familles, et par une croissance du nombre de personnes qui choisissent de vivre seule. En France, on a calculé qu’aujourd’hui une personne sur trois a choisi de vivre seule, alors qu’il y a quarante ans la moyenne était d’une sur dix (Patrick Festy, in Commentaire, 2013, n° 142, 289). D’ailleurs, l’exaltation de l’individu, libéré de tout lien, ne peut que conduire à la pulvérisation de la société, et à l’effritement de toute forme de lien solide et pérenne.

La famille de nouveau au centre

De là naît l’urgence de redonner à la famille sa dignité culturelle et son rôle central dans la société. Elle doit être ramenée au cœur du débat, au centre de la vision politique, économique et aussi de la communauté chrétienne. La société globalisée pourra trouver un futur civilisé seulement dans la mesure où elle sera capable de promouvoir une culture de la famille, repensée comme le lien vital qui unit le bonheur de la sphère privé avec celui de la sphère publique. En tout état de cause, la famille n’est pas morte, elle reste même, malgré le moment très difficile qu’elle est en train de traverser, le ressource la plus importante dont dispose la société contemporaine. Elle est une ressource parce qu’elle crée des biens de relation qu’aucune autre forme de vie ne peut créer. La famille est unique dans sa capacité à générer les relations. Son génome ne cesse d’exister car il est ce qui humanise le plus la société.

Cette affirmation trouve sa vérification dans les recherches empiriques, qui montrent toutes que la famille demeure le premier souhait dans l’absolu chez les personnes interrogées. Pour ces dernières, la famille est un lieu de sécurité, de refuge et de soutien à sa propre vie. En Italie, pas moins de 80% des jeunes en âge de se marier déclarent préférer le mariage civil ou religieux quel qu’il soit, et seulement 20% optent pour le concubinage. Or au sein de ces 20%, il semble que seulement 3% considère le concubinage comme un choix définitif, tandis que 17% le considère comme une transition en attente de se marier. En France, 77% des jeunes désirent construire leur propre vie de famille en restant avec la même personne toute leur vie. Ce pourcentage monte à 84% chez les jeunes dont l’âge est compris entre 18 et 24 ans. La stabilité conjugale reste par conséquent une valeur importante et demeure une aspiration profonde, même si la conviction de pouvoir rester ensemble « pour toujours » a culturellement de moins en moins de dignité, pire on considère que cela relève de l’impossible.

La famille reste donc la ressource la plus précieuse pour la société, le lieu où l’on apprend l’importance décisive du sens du nous pour la construction et le maintien d’une société plus juste et plus solidaire. C’est au sein même de la famille que la société trouve sa continuité dans la venue au monde des enfants, et donc le lien des relations entre les générations. Dans ce sens, il n’est pas de bonne politique de n’avoir qu’un seul enfant. Si ce phénomène prend de l’ampleur, que deviendront dans quelques années les mots « frère » et « sœur » ? Malheureusement, de nombreuses publications considèrent comme positives de telles prospectives (One and Only – seul et seulement) ou bien encore celle de ne pas avoir d’enfant (voir E. Rosci, La maternità può attendere. Perché si può essere donna senza essere madre, Milano 2013 – La maternité peut attendre ; parce qu’on peut être femme sans être mère). Prétendre que le mariage entre n’importe qui est possible parce qu’il y a de l’amour, veut dire ne rien avoir compris à la différence à l’amour conjugal qui inclut le fait de pouvoir engendrer.

D’un point de vue historique, nous nous trouvons aujourd’hui sur le tranchant de la lame, entre deux rives anthropologiques. Pour faire simple, on pourrait dire que d’un côté il y a l’affirmation biblique : « il n’est pas bon que l’homme soit seul » – et d’où la famille tire son origine – ; et de l’autre, son opposé parfait, c’est-à-dire : « il est bon pour l’individu d’être seul ». Le moi, l’individu absolu, débarrassé de tout lien, est opposé au nous. Or la famille, fondement du dessein de Dieu pour l’humanité, est devenue la pierre sur laquelle trébuche l’individualisme, et qui doit donc être pour le moins éviter, voire détruite. En dépit de toutes les attaques, la famille reste solide en raison de ses forces intérieures, vue qu’elle tire ses origines de la Création. Il n’existe pas d’institution qui puisse se substituer ou faire aussi bien que la famille ; elle est un idéal qui requiert de la stabilité, et c’est pour cela qu’elle doit être sans cesse reproposée et se perpétrer. C’est là un des points cardinaux de ce nouvel humanisme que nous sommes appelés à imaginer et à construire au commencement de ce nouveau millénaire.

La famille, une ressource pour la société

Je me permet de synthétiser maintenant les données de certaines recherches qui montrent concrètement combien la famille reste encore aujourd’hui un des piliers fondamental et incontournable de la vie en société. L’analyse des trois catégories de familles : celle composée d’un père d’une mère et de leurs enfants (famille norme constituée), l’autre composée de parents sans enfant, et enfin la dernière formée d’un parent seul avec enfant montre la force unique de la première typologie de famille. La famille porte encore aujourd’hui en elle ce génome que déjà Cicéron décrivait comme : familia est principium urbis e quasi seminarium rei pubblicae (la famille est le principe de la cité et l’école de la citoyenneté). Or il est intéressant de noter que dans Gaudium et spes il est écrit que « la famille est en quelque sorte une école d’enrichissement humain » (Familia schola quaedam uberioris humanitatis est). Mettre entre parenthèse, ou réduire la famille signifie rendre les individus faibles et à les assister, au lieu d’en faire des acteurs qui génèrent et régénèrent le capital humain et social de la société même. La force unique de la famille – comme le montrent les résultats de notre enquête – peut se décliner selon quatre groupes.

Le couple et le mariage. Le fait de se marier offre une valeur ajouter, tant aux personnes qu’à la société. Le contrat de mariage améliore la qualité des relations au sein du couple avec d’importantes conséquences positives (biologique, psychologique, économique et sociale), tant pour les enfants que pour les adultes. La simple cohabitation n’équivaut pas au mariage : elle rend en pratique les relations plus instables, et crée une incertitude accrue pour la vie des enfants. La stabilité dans les relations familiales apparaît comme un bien précieux sans lequel tous les membres de la famille se sentiraient en danger. La stabilité est fondamentale pour une bonne intégration sociale des enfants.

Les relations entre les générations. Les familles créent les liens de solidarité entre les générations, et davantage et mieux que toute autre forme de vie. Les enfants qui vivent avec leurs propres parents jouissent d’une meilleure santé physique et psychologique ; de plus, ils ont une plus grande espérance de vie par rapport à ceux qui vivent dans des contextes différents. Les enfants des couples mariés, arrivés à l’âge de l’adolescence, ont moins de risque d’adopter des comportements déviants (comprenant l’abus d’alcool et de drogues) par rapport aux enfants de parents seuls, de concubins, ou de parents séparés. Par exemple, dans les prisons pour mineurs, 75% des jeunes proviennent de famille sans père.

Famille et travail. Les manières de se rapporter au monde du travail sont très différenciées : il y des couples où un seul travaille pendant que l’autre s’occupe des enfants à la maison ; il y a des couples qui choisissent un travail à temps plein pour l’un et un temps partiel pour l’autre ; d’autres encore qui choisissent la double carrière. Dans tous les cas de figure, la famille reste une ressource pour le monde du travail, bien plus que le contraire : dit en d’autres termes, le monde du travail « profitte » de la ressource-famille sans tenir compte assez des exigences de la vie familiale. D’où les grandes difficultés des familles, spécialement celles composées de plusieurs enfants, à harmoniser la vie familiale avec la vie professionnelle. Il est urgent de repenser le rapport entre l’organisation du travail et la famille.

Famille et capital social. La famille est la première source du capital social des sociétés. Le capital social réside dans les relations de confiance, de coopération et de réciprocité que la famille crée, tant en son propre sein (dit capital social bonding), que dans ses relations extérieures, c’est-à-dire dans les liens de parenté, de voisinage, d’amitié, et de vie associative (capital social bridging). Un tel capital social et familial est à la base des vertus sociales (et pas seulement individuelles). En résumé, la famille est à la source de valeurs sociales ajoutées, non seulement dans la mesure où elle éduque de mieux qui quiconque les personnes sous l’angle de leur propre santé et de leur bien-être, mais aussi et surtout en tant qu’elle engendre un tissu social, ou plutôt une sphère civile et publique, qui requière des valeurs et des règles de vie humaine ; en cela la famille promeut donc le bien commun.

Tout ceci montre avec encore plus d’éclat les familles dans lesquelles sont présents des personnes particulièrement vulnérables. Dans ces familles là, se développent des vertus spéciales qui potentialisent les capacités de force (empowerment) et de résilience (resilience), ainsi que le définissent certaines études. Découlent de ces vertus des avantages sociaux que la famille avec des membres handicapés ou pas autonomes offre à la société. Elle est cette passion en plus sans laquelle rien ne serait possible. Un autre exemple de familles qui engendrent des bénéfices pour la société entière nous provient de celles qui adoptent, ou d’ accueil, c’est là un phénomène extraordinaire de générosité pour combattre des situations de solitude amère. On pourrait ajouter beaucoup d’autres exemples, mais ces derniers m’apparaissent déjà suffisants pour souligner combien la famille est aujourd’hui une ressource extraordinaire pour notre société.

L’utopie chrétienne

La famille chrétienne accueille et exalte le vaste dessein d’amour et de communion de Dieu sur le monde qui naît justement de la famille. C’est la vision que les Saintes Ecritures nous montrent et que le Concile Vatican II a reproposé à l’attention des croyants et de tous les hommes avec force. La Bible fait commencer l’histoire humaine avec la famille de nos ancêtres Adam et Eve et de leurs fils ; et elle fait s’achever l’histoire de l’existence humaine – ainsi que l’ont indiqué les prophètes et le Livre de l’Apocalypse – avec la famille des peuples réunis autour du seul Père dans la Jérusalem céleste. C’est dans cette histoire de communion que s’inscrivent de manière très originale le mariage et la famille chrétienne. Dans l’Eglise, la famille est élevée au niveau de sacrement parce qu’elle est inscrite de manière solide dans la supériorité du nous, autrement dit, dans la réalisation du vaste dessein de Dieu sur le monde. Je n’ai pas parlé à cette occasion de la grandeur du mariage et de la famille chrétienne. Il suffit pour cela de se reporter aux paroles de l’apôtre Paul qui parle de ce « grand mystère », celui du lien qui unit le Christ à l’Eglise. Ainsi enrichie et renforcée, la famille chrétienne non seulement est appelée à ne pas se replier sur elle-même, – comme le persistant virus individualiste l’y pousse – mais elle est encouragée et soutenue dans l’élargissement de ses horizons à participer, en tant que famille, à la mission même de l’Eglise à être « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». C’est le rêve de Dieu pour l’humanité.