Amoris Laetitia: vers une Église familiale

Avec l’Exhortation apostolique post-synodale, Amoris Laetitia, le Pape François a recueilli le fruit d’un long itinéraire ecclésial et l’a proposé officiellement à toute l’Église catholique. À mon avis, aucun autre document papal n’a eu une telle gestation. Ce document est sans doute le fruit d’une dynamique ecclésiale qui est, à certains égards, tout à fait inédite, et qui a vu une implication de l’ensemble du peuple de Dieu, aussi bien d’une façon ample dans l’espace que prolongée dans le temps. L’on pourrait dire que l’ensemble du processus synodal est comme une « preuve de synodalité possible » pour l’Église née de Vatican II, avec une reconnaissance initiale du « sensus fidelium » et de l’écoute du « sensus fidei » (LG, 12) et, en même temps, avec une valorisation de la collégialité épiscopale.

Le Pape François, cinq ans après sa publication, a demandé que l’on réfléchisse encore sur la famille selon l’horizon ouvert par Amoris Laetitia. À mon avis, l’Exhortation apostolique ne demande pas simplement une mise à jour de la pastorale familiale. Elle exige beaucoup plus. Elle demande de changer de démarche et de style, ce qui touche la forme même de l’Église, c’est-à-dire le fait de se concevoir comme une famille, si bien que lorsque l’Église (à savoir le diocèse, la paroisse ou la communauté chrétienne) parle de la famille, elle parle également d’elle-même, et vice-versa. Voilà pourquoi il ne s’agit pas simplement de réorganiser la « pastorale familiale », mais de rendre « familiale toute la pastorale » ou, plus clairement encore, de rendre « familiale toute l’Église », de faire du diocèse une famille et de faire de la paroisse une famille.

L’Église ne peut pas se présenter comme un tribunal ou un procureur de l’accusation pour juger les accomplissements et les manquements de la loi sans égard aucun pour les circonstances douloureuses de la vie et le rachat intérieur des consciences. L’Église est engagée par le Seigneur à être courageuse et forte précisément dans la protection des faibles, dans le soin des blessures des pères et des mères, des enfants et des frères. À commencer par ceux qui se reconnaissent prisonniers de leurs fautes et qui sont désespérés parce qu’ils considèrent avoir échoué leur vie.

En somme, il est indispensable de comprendre qu’il est vrai que le lien conjugal entre mari et femme est indissoluble, mais que celui entre l’Église et ses fils l’est encore plus, parce que ce dernier est comme celui du Christ avec l’Église, qui est remplie de pécheurs aimés lorsqu’ils l’étaient encore et qui ne sont jamais abandonnés, même lorsqu’ils retombent à nouveau dans le péché. Tel est le grand mystère dont parle l’Apôtre. L’Église a pour tâche maternelle de ramener à la maison ceux qui ont commis des erreurs pour les soigner et les guérir. Elle ne pourrait évidemment pas le faire si elle les laissait là où ils sont, abandonnés à leur destin parce qu’ « ils l’ont mérité ». Nous devons entreprendre un nouveau style ecclésial, conscients de la diversité des situations et décidés à ne jamais laisser personne seul.

Une condition paradoxale 

Quelle est aujourd’hui la situation des familles ? En résumé, l’on pourrait dire qu’il s’agit là d’une situation vraiment paradoxale. En effet, d’une part, la famille reste encore aujourd’hui l’idéal auquel tous se réfèrent : elle est perçue comme le lieu de la sécurité, du refuge, du soutien pour notre propre vie. Mais d’autre part, nous voyons que les liens familiaux s’affaiblissent de plus en plus : les familles se dispersent, se divisent, se recomposent et s’élargissent. Les spécialistes les plus attentifs parlent des sociétés occidentales à faible taux de familiarité. La décision prise, il y a quelques années, au Royaume-Uni de créer un « ministère de la Solitude » a ainsi beaucoup surpris. Non pas par souci des questions affectives, mais par le poids économique que représente le nombre considérable de personnes seules. Partout en Europe, le nombre de personnes qui choisissent de rester seules ou qui sont seules a augmenté de manière exponentielle : il s’agit d’environ 30% des familles ! Et le climat culturel ne favorise certes pas le fait de « faire » une famille.

Une des raisons de cette situation réside dans l’affirmation d’une culture individualiste. Certains parlent d’une « deuxième révolution individualiste » : nous vivons dans une société où le moi prévaut sur le nous et où l’individu a un poids plus fort que la société. Dans cette société, l’on préfère la cohabitation au mariage, l’indépendance individuelle à la dépendance réciproque. Avec un bouleversement total, plus que comme « cellule de base de la société », la famille est plutôt perçue comme « cellule de base pour l’individu ». Chacun des deux époux pense à l’autre en fonction de lui-même et de sa propre réalisation individuelle plutôt que la création d’un « nous » qui affronte un avenir à construire en commun. Le moi devient le véritable maître même dans le mariage et au sein de la famille. Le sociologue italien, Giuseppe De Rita, parle ainsi d’ « égolâtrie », d’un véritable culte du moi.

Il faut souligner que le christianisme moderne n’a pas été immunisé contre le virus de l’individualisme. C’est ce que souligne avec sagesse Benoît XVI, dans son encyclique Spe Salvi, lorsqu’il parle d’une réduction individualiste du christianisme : Comment est-on arrivé – se demande Benoît XVI – à ce que, dans le christianisme moderne, se soit affirmée la conception du salut comme une affaire individuelle, pour laquelle chacun croit qu’il doit s’engager afin de sauver son âme, tandis que pour toute la tradition biblique et chrétienne nous nous sauvons dans un peuple ?[1]. Le Concile Vatican II l’a ainsi affirmé avec une grande clarté : « Le bon vouloir de Dieu a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu en faire un peuple »[2].

Cet individualisme religieux est devenu complice de cet individualisme qui a empoisonné la forme « associative » de l’existence humaine : les liens associatifs qui comportent une stabilité de choix se sont affaiblis et la société s’est individualisée. Toutes les formes associatives en subissent les conséquences, à commencer par la famille qui est le premier « nous » à éliminer. Je n’en dirai pas plus à ce sujet. Mais, l’une des leçons à tirer de la pandémie est l’interconnexion inébranlable qui existe entre nous tous et avec la création.  Personne n’est une île. Personne ne peut vivre seul. La pandémie nous a montré que nous sommes reliés les uns aux autres, que chaque geste que nous faisons est toujours un geste social qui a des conséquences sur les autres, aussi bien pour le bien que pour le mal. Il ne s’agit que d’une allusion que je reprendrai plus loin et qui concerne également de façon directe la famille, ou plutôt, les familles.

La vocation et la mission de la famille 

Malgré le fait que la culture contemporaine cherche à affaiblir la famille en tant que lieu solide – et nous avons été, en effet, impressionnés par la définition bien connue de Bauman qui parle de « société liquide » et d’ « amour liquide » – nous devons relever, malgré tout,  le besoin que nous avons tous d’une famille. Et la pandémie l’a montré. Du reste, dès les premières pages de la Bible émerge le besoin radical d’une famille, qui est inscrit dans les profondeurs de l’être humain. À ce propos, il est bon de relire les premières pages de la Genèse. Dans les deux récits de la création de l’homme et de la femme (chapitres 1 et 2), il apparaît clairement que l’image et la ressemblance de Dieu comprennent le lien indispensable entre l’homme et la femme. C’est dans leur alliance que se révèle l’être humain fait précisément à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et c’est à leur alliance que Dieu confia deux grandes tâches : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez » (Gn 1, 28). En Adam et Ève, l’on recueille donc l’humanité tout entière, la famille humaine tout entière, dont les familles individuelles sont une des articulations.

L’alliance originelle que Dieu a établie entre l’homme et la femme n’est pas pour qu’ils s’enferment en eux, mais au contraire pour qu’ils sauvegardent la création (la maison commune) et pour qu’ils soient responsables des générations et de la société tout entière dans les générations suivantes. C’est dans ce double horizon que se situe la prophétie de l’alliance entre l’homme et la femme. Une alliance qui doit être vécue dans la famille naturelle, dans l’Église et dans la famille même des peuples. Et nous ne devons pas oublier que le célibat fait également partie de la dimension « familiale » de l’Église et de l’humanité (Jésus n’oppose pas le célibat à la conjugalité. Le christianisme a toujours résisté – en dépit de nombreux malentendus concernant son histoire même – à l’exaltation du célibat et à la dévaluation de la conjugalité). La communauté chrétienne est plus grande que la famille. L’Église réussit à faire vivre et à donner de l’espérance envers la bénédiction de liens vraiment familiaux, même ceux qui peinent à vivre et à espérer dans ces liens : y compris ceux qui sont seuls, ceux qui sont abandonnés, ceux qui sont mis de côté et qui sont rejetés, et tous ceux qui n’ont pas pu partager et générer une vie.

La réflexion sur ces pages de la Genèse a été trop pauvre et nous a empêchés d’en saisir l’ampleur et la profondeur. C’est un travail théologique et pastoral qui attend d’être encore accompli. En somme, une « théologie de la famille » reste encore à faire. Nous en savons beaucoup sur le mariage, mais nous n’en savons presque rien sur la famille dans sa complexité et sa richesse théologique et anthropologique. En ce sens, l’Institut pontifical théologique Jean-Paul II pour les Sciences du Mariage et de la Famille, initié par Jean-Paul II et auquel le Pape François a donné une nouvelle fondation, a réorganisé dans cette perspective l’ensemble du programme d’études.

Je n’en n’ajoute pas plus, mais les deux dernières encycliques du Pape François, la Laudato si sur la « maison commune » et la Fratelli tutti sur la Famille humaine universelle sont une invitation utile à comprendre ce qui est écrit dans la Genèse à propos de la tâche confiée par Dieu à l’alliance de l’homme et de la femme : la sauvegarde de la création et la responsabilité des générations. Comme à vouloir dire que ce qui se passe entre eux (entre l’homme et la femme) décide tout. C’est lorsque les deux ancêtres se sont laissés prendre par le délire de toute-puissance, et donc de pouvoir se passer de Dieu, qu’ils ont tout ruiné. C’est un récit qui fait entrevoir les tragédies consécutives au refus de la bénédiction de Dieu sur le lien génératif entre l’homme et la femme.

Le mariage, la famille et la communauté ecclésiale

Permettez-moi une allusion concernant le rapport entre le sacrement conjugal, la famille et la communauté ecclésiale. En quelque sorte, Amoris Laetitia réaligne de manière plus claire cette sorte de triple scanner et manifeste cette lacune dans la pensée théologique à laquelle j’ai précédemment fait allusion. Alors que la littérature morale et canonique sur le mariage est abondante, la théologie sur la famille est plutôt rare, comme si cette dernière était une conséquence pratique de l’union conjugale. Le lien intrinsèque entre le sacrement du mariage et la famille doit être bien davantage développé, jusqu’à ce que nous puissions clairement dire que l’homme et la femme ne s’unissent pas en mariage simplement pour eux-mêmes, mais afin d’édifier une famille, conçue comme le lieu de la génération humaine, de l’éducation filiale, du lien social et de la fraternité ecclésiale. Le mariage est pour la famille, et non l’inverse : le sacrement scelle le rapport réciproque et indispensable de l’homme et de la femme. La destination sociale et la vocation communautaire du mariage, qui trouve son symbole accompli et son noyau propulsif dans la famille, sont assumées à l’intérieur de la foi chrétienne et de la forme ecclésiale elle-même, sur la base du dessein communautaire de Dieu à l’égard de la créature humaine.

Le fait que le lien conjugal constitue un sacrement de la nouvelle alliance doit être conçu dans la continuité de la destination générative et communautaire originelle de l’alliance de la création. Dans le sacrement du mariage, l’alliance originelle de l’homme et de la femme est rachetée et insérée dans l’économie du salut chrétien. Le fait qu’il existe un ordre intrinsèque du sacrement du mariage vers la famille et de la famille vers la communauté ecclésiale, n’est pas une simple conséquence pratique de l’amour total et fidèle « des deux », comme si la signification essentielle du mariage (et donc du sacrement) se condensait et s’épuisait en premier lieu dans le lien d’amour absolu du couple. En vérité, la destination aux liens familiaux et à la communauté ecclésiale est à reconduire plutôt à la nature intrinsèque du lien conjugal, selon le dessein créateur qui, dans l’économie salvifique chrétienne est inséré – comme partie active – dans le lien plus fondamental du Christ avec « les nombreux » auxquels est destiné l’amour de Dieu et est versé le sang rédempteur.

Familles et communautés « en mission »

Dans l’horizon évangélique, la primauté absolue du lien avec Jésus apparaît clairement sur tous les autres liens, y compris sur les liens familiaux. Les époux mettent ainsi l’amour de Jésus comme fondement de leur amour. C’est là le sens de « se marier dans le Seigneur ». Dans l’horizon de la « sequela » (suite), donc, les liens familiaux sont renforcés et transformés : ils sont ainsi rendus plus fermes, plus créatifs, et plus universels parce qu’ils n’ont plus de frontières. La force de l’Évangile fait « sortir de chez soi » et permet de créer une paternité et une maternité plus amples afin d’accueillir comme frères et sœurs les autres disciples de Jésus. À celui qui lui dit qu’en dehors de chez lui sa mère et ses frères l’attendent, Jésus répond : « Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » (Mc 3, 35). La communauté ecclésiale est la « familia Dei ».

Les familles qui vivent à la suite de Jésus ne sont donc pas isolées et renfermées en elles-mêmes. Elles puisent leur énergie de l’amour de l’autel : en écoutant ensemble les Écritures et en se nourrissant de l’unique pain et de l’unique coupe. C’est pourquoi il est urgent d’établir un lien plus clair entre la famille et la communauté chrétienne, entre les familles et la paroisse, en partant précisément de la « communauté de l’autel ». La pastorale de base devrait développer beaucoup plus, en termes « de famille », la richesse de ce lien qui « fait l’Église ». De l’unique autel du dimanche, on se disperse ensuite dans les autels de nos maisons, des rues et des places afin de communiquer à tous l’Évangile du Royaume et guérir les maladies et les infirmités. Une Église selon l’Évangile ne peut avoir que la forme d’une maison accueillante, hospitalière, large et sans frontières. Et cela ne se fera qu’en la réalisant dans une « forme domestique ».

C’est l’utopie d’une nouvelle façon de vivre, qui n’est pas renfermée sur elle-même mais qui est ouverte à tous, et particulièrement aux pauvres. Dans un tel horizon, la responsabilité d’accueillir ceux qui n’ont pas de famille devient claire, ainsi que toutes ces personnes qui sont seules et faibles, afin qu’elles fassent partie de la plus ample famille de Dieu. Et c’est dans cet horizon qu’il faut également considérer le thème des divorcés remariés ou de ces familles qui sont imparfaites et en devenir. Il faut que nous accélérions notre pas dans leur direction, que nous renforcions notre écoute et que nous intensifions notre compagnie.

À ce propos, les « mouvements ecclésiaux » qui vivent déjà une interrelation entre la famille et la communauté ont une responsabilité particulière. Il s’agit de la responsabilité d’aider l’Église à combler le fossé entre les familles et les communautés chrétiennes. Nous pourrions dire que les familles sont normalement trop peu ecclésiales parce qu’elles se renferment facilement sur elles-mêmes, et que les communautés chrétiennes sont peu familiales parce qu’elles sont alourdies par la bureaucratisation ou qu’elles sont rendues désuètes par le fonctionnalisme. Il est donc particulièrement important que naissent des groupes familiaux qui se posent comme ferment pour une ecclésialité plus ample.

La prophétie d’une Église familiale dans un monde de personnes seules

Aujourd’hui, malheureusement, il y a comme un fossé entre les familles et la paroisse. L’on pourrait dire que les familles sont trop peu ecclésiales (parce qu’elles se renferment facilement sur elles-mêmes) et que les communautés chrétiennes sont peu familiales (parce qu’elles sont alourdies par la bureaucratisation ou rendues désuètes par le fonctionnalisme). C’est l’utopie d’une nouvelle façon de vivre, qui n’est pas renfermée sur elle-même mais qui est ouverte à tous, et en particulier aux pauvres. Dans un tel horizon, la responsabilité d’accueillir ceux qui n’ont pas de famille devient claire, ainsi que ces personnes qui sont seules et faibles, afin qu’elles fassent partie de la plus large famille de Dieu. Et c’est dans cet horizon qu’il faut également considérer le thème des divorcés remariés ou de ces familles qui sont imparfaites et en devenir. Il faut que nous accélérions notre pas dans leur direction, que nous renforcions notre écoute et que nous intensifions notre compagnie. Le fossé entre les familles et les communautés chrétiennes doit être comblé.

La famille et la communauté chrétienne doivent trouver leur nouvelle alliance, non pas pour se renfermer dans leur cercle, mais pour fermenter, de manière « familiale », la société tout entière. Dans le scénario d’un monde marqué par la technocratie économique et par la subordination de l’éthique à la logique du profit, il est stratégique de proposer à nouveau l’ « Évangile de la famille » comme une force de l’humanisme. La famille – une prophétie d’amour dans un monde de personnes seules – décide de l’habitabilité de la terre, de la transmission de la vie, des liens dans la société. Et Vatican II affirme avec clarté la vocation de l’Église, des communautés chrétiennes ainsi que des familles : à savoir d’être le signe et l’instrument de l’unité de l’ensemble du genre humain. C’est cela l’amour qui doit habiter dans la famille et dans l’Église.

L’amour et la générativité

L’Exhortation apostolique offre, en outre, de nombreuses indications que nous pouvons appeler pastorales, surtout à partir des chapitres IV et V. Et c’est, en effet,  en elles que se déclinent les deux dimensions qui sont le fondement du mariage et de la famille, à savoir le lien d’amour entre un homme et une femme, et la fécondité génératrice qui s’ensuit. Et c’est ici qu’apparaît une nouveauté singulière : le Pape ne s’arrête pas, comme cela a d’habitude lieu dans sa catéchèse plus répandue, pour commenter la leçon pourtant fondamentale du Cantique des Cantiques, qui reste certainement un joyau de la révélation biblique de l’amour de l’homme et de la femme. Mais il commente plutôt, et de manière tout à fait originale, la phénoménologie de l’amour inspiré par Dieu dans le splendide hymne de saint Paul 1 Corinthiens 13. Le Pape parle de l’amour d’une manière qui est toute autre que mystique et romantique. Il apparaît évident que l’amour dont l’on parle est empli de concret et de dialectique, de beauté et de sacrifice, de vulnérabilité et de ténacité (l’amour supporte tout, il espère tout, il croit tout, il pardonne tout, il ne se vante pas…). En somme, l’amour de Dieu est ainsi, semble affirmer le Pape.

Nous sommes loin de cet individualisme qui renferme l’amour dans une obsession possessive « à deux », qui met d’ailleurs en danger la « joie » du lien conjugal et familial. Le lexique familial de l’amour, dans l’interprétation du Pape, n’est pas pauvre de passion, il est au contraire riche de génération. C’est pourquoi, il inclut sereinement la liberté de penser et d’apprécier l’intimité sexuelle des époux comme un grand don de Dieu pour l’homme et la femme. Nous pourrions dire, là aussi, que le texte papal apporte à sa plénitude les suggestions qui sont présentes dans Amoris Laetitia et qui cite explicitement : « Le mariage est en premier lieu une ‘communauté profonde de vie et d’amour’ qui constitue un bien pour les époux eux-mêmes, et la sexualité ‘est ordonnée à l’amour conjugal de l’homme et de la femme’ » (n° 80).

Le Pape porte l’attention sur l’autre dimension de l’amour conjugal : celle de la fécondité et de la générativité. L’on parle de manière spirituellement et psychologiquement profonde de l’accueil d’une nouvelle vie, de l’attente dans la grossesse, de l’amour comme mère et comme père, de la présence des grands-parents. Mais également de la fécondité élargie, de l’adoption, de l’accueil et de la contribution des familles à promouvoir une « culture de la rencontre », de la vie dans la famille au sens large, avec la présence des tantes et des oncles, des cousines et des cousins, des autres membres de la famille et des amis. Le Pape souligne la dimension sociale inévitable du sacrement du mariage (n° 186), à l’intérieur duquel se décline aussi bien le rôle spécifique de la relation entre jeunes et personnes âgées que celle entre frères et sœurs, comme une sorte de stage de croissance dans la relation avec les autres. Le texte précise que l’enfant n’est pas un objet de désir, mais un projet de livraison de la vie.

D’où le thème du rapport entre les générations, que la fragmentation et la liquidité de l’éros mettent en danger. Le lien entre les générations est le lieu de l’héritage qu’il faut faire fructifier. Telle est la grande tâche qui est confiée à la famille, qui doit sauvegarder la tradition de la vie sans l’emprisonner, et fournir une valeur ajoutée à l’avenir sans le mortifier. Un tel dynamisme est impossible si la famille perd son rôle social de stabilité et de propulsion des relations affectives.

Les ministres ordonnés et l’accompagnement des fiancés

Dans le chapitre 6, l’Exhortation Amoris Laetitia réaffirme que les familles sont le sujet de l’évangélisation et qu’elles non pas seulement l’objet. Elles sont les premières appelées à communiquer au monde l’ « Évangile de la famille » comme réponse au profond besoin de famille qui est inscrit dans le cœur de la personne humaine et de la société elle-même. Et pour cette mission, les familles ont certainement besoin de beaucoup d’aide. Dans cette même perspective, le Pape parle également de la responsabilité des ministres ordonnés. Et il souligne avec franchise « qu’il manque souvent aux ministres ordonnés la formation adéquate pour traiter les problèmes complexes actuels des familles » (n° 202). Il demande également une attention renouvelée à la formation des séminaristes. Si, d’une part, il faut améliorer leur formation psycho-affective et impliquer davantage la famille dans la formation au ministère (cf. n° 203), d’autre part, l’Exhortation soutient que « de même, l’expérience de la vaste tradition orientale des prêtres mariés pourrait être utile » (n° 202).

Cependant, un point particulier mérite notre attention, à savoir l’accompagnement des fiancés jusqu’à la célébration du sacrement et durant leurs premiers pas dans leur nouvelle vie familiale. Et l’Exhortation inscrit cette même perspective à l’intérieur de la vie de la communauté ecclésiale : il est ainsi toujours plus évident qu’il s’agit d’aider les deux jeunes fiancés à vivre leur foi dans la communauté chrétienne à laquelle ils appartiennent. Tout « individualisme religieux » doit donc être écarté, comme le mentionnait Benoît XVI dans son encyclique Spe salvi. Il est donc indispensable de les accompagner pendant qu’ils font les premiers pas de leur vie familiale (y compris le thème de la paternité responsable). Nous nous trouvons ici face à un vaste domaine, qui est presque totalement inconnu à la vie ordinaire des paroisses. L’expérience des mouvements familiaux, qui ont déjà identifié des parcours efficaces d’accompagnement, est ici fortement utile. Et c’est également dans cet horizon qu’il faut promouvoir les associations familiales, tant pour aider la vie spirituelle des familles que pour une présence plus efficace aussi bien dans la vie sociale que politique.

Le Pape exhorte également à l’accompagnement des personnes abandonnées, des personnes séparées ou qui sont divorcées. Il souligne, entre autres, l’importance de la récente réforme des procédures pour la reconnaissance des cas de nullité conjugale et de la responsabilité qui est confiée aux évêques. Le texte rappelle la souffrance des enfants dans les situations conflictuelles. Il est fait ainsi allusion aux mariages mixtes et à ceux qui présentent des inégalités de culte, ainsi qu’à la situation des familles qui ont en leur sein des personnes ayant une orientation homosexuelle, en réaffirmant le respect à leur égard et le refus de toute discrimination injuste et de toute forme d’agression ou de violence.

Soigner les familles blessées : accompagner, discerner et intégrer

Le huitième chapitre – parmi les parties les plus attendues de l’Exhortation pontificale – constitue une invitation à la miséricorde et au discernement pastoral face à des situations qui ne répondent pas pleinement à ce que le Seigneur propose. Le Pape réaffirme qu’il ne faut en aucun cas renoncer à éclairer la vérité du chemin de la foi, ainsi que les fortes exigences à suivre le Seigneur. Mais il exhorte à assumer le regard de Jésus et le style de Dieu qu’il a clairement exprimé dans ses paroles, dans ses gestes et dans ses rencontres. Il rappelle qu’il y a également « d’autres formes d’union (qui) contredisent radicalement cet idéal, mais certaines le réalisent au moins en partie et par analogie », et c’est dans celles-ci que le Pape place les croyants en union de fait ou ceux qui ne sont unis que par un mariage civil. Dans tous les cas, l’Église « ne cesse de valoriser les éléments constructifs dans ces situations qui ne correspondent pas encore ou qui ne correspondent plus à son enseignement sur le mariage » (n° 292). L’anxiété évangélique de ne pas éteindre le lumignon qui fume est ici présente (cf. Mt 12, 20). Chaque « graine de famille », l’on pourrait ainsi dire, partout où elle est présente, doit être accompagnée et aidée à croître.

Le Pape inscrit toute l’Exhortation dans l’horizon de la Miséricorde. Et il nous livre trois verbes qui sont reliés entre eux : accompagner, discerner et intégrer. Cet itinéraire n’est possible que s’il y a une communauté chrétienne qui, précisément, accompagne, discerne et intègre ceux qui doivent guérir et croître dans l’amour du Christ. Le discernement dans l’Église doit certainement se faire à travers un jugement juste et qui doit être certainement conforme au caractère concret des actes et des événements qui ont produit une situation critique du point de vue de la cohérence chrétienne et de la conscience morale. Cependant, il ne doit pas s’agir d’un acte tranchant de condamnation, qui ne tient pas compte de la qualité morale des actes et des intentions, des faits et des circonstances. Et surtout, le jugement vise à ouvrir la voie à la conversion. Un jugement qui enregistre le péché et ne déclenche pas le salut est pré-chrétien.

Tel est le sens de l’avertissement du Pape, lorsqu’il déclare qu’ « il faut éviter des jugements qui ne tiendraient pas compte de la complexité des diverses situations ; il est également nécessaire d’être attentif à la façon dont les personnes vivent et souffrent à cause de leur condition » (n° 296). Les situations sont très différentes les unes des autres et elles « ne doivent pas être cataloguées ou enfermées dans des affirmations trop rigides sans laisser de place à un discernement personnel et pastoral approprié » (n° 298). Dans tous les cas, en ce qui concerne le chrétien, et l’Église elle-même, « personne ne peut être condamné pour toujours » (n° 297).

Dans cette perspective, « on peut comprendre – poursuit le Pape – qu’on ne devait pas attendre du Synode ou de cette Exhortation une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas » (n° 300). La doctrine catholique, et la norme morale du mariage, est déjà clairement exprimée, pour tous, dans son inéluctable transparence. La question que nous devons nous poser ne concerne pas tant la doctrine, mais la réalité à laquelle nous sommes confrontés : que faire dans la complexité des histoires de la vie qui, de façon différente, entrent en contradiction avec elle ? Le sérieux de la doctrine catholique concernant le jugement moral, qui est peut-être un peu négligé par la prédominance de sa simplification juridique, est remis à l’honneur grâce à l’Exhortation apostolique. La qualité des processus de conversion ne coïncide pas automatiquement avec la définition juridique et institutionnelle des états de vie. C’est pourquoi, le texte souligne qu’ « il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ’irrégulière’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante » (n° 301).

Le devoir des prêtres est d’accompagner dans ce parcours ecclésial de conversion et d’intégration. Donc, rien d’ « artisanal » et pour personne. Selon une exacte ecclésiologie de la communion, l’Évêque lui aussi ne doit pas être laissé seul dans l’exercice de son ministère spécifique d’unité, qui doit soutenir le ministère sacerdotal et la communauté chrétienne. L’ampleur de cette implication ecclésiale, et la recherche de son harmonie doctrinale et pastorale, est indispensable. En effet, il n’y a pas ici qu’un calcul légal à appliquer, des codes à la main. Il ne s’agit pas non plus d’une complexité à simplifier selon notre propre choix et de façon arbitraire, en établissant des exceptions ou en concédant des privilèges dictés par les raisons et les convenances du monde, plutôt que par la justice et par la miséricorde de l’évangile (n° 300). Au contraire, il s’agit d’un processus délicat, qui s’inscrit dans un chemin souvent complexe et qui n’est pas immédiatement déchiffrable, du rapport entre la conscience du péché et la grâce de la réconciliation. Et cela rend parfaitement compréhensible son lien avec l’intimité inviolable du « forum interne » (qui concerne, dans un certain sens, la médiation délicate de la direction spirituelle et, dans un autre sens, la doctrine du sacrement de la Réconciliation). D’autre part, la recomposition des liens de la foi, entre les histoires difficiles de la vie familiale et la transparence qui témoigne de la communion ecclésiale, ne peut pas faire abstraction du discernement des conditions visibles et publiques de la réconciliation possible.

 [1] « Comment est-on arrivé à interpréter le « salut de l’âme » comme une fuite devant la responsabilité pour l’ensemble et à considérer par conséquent que le programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au service des autres ? » Benoît XVI, Spe Salvi, n°16 (https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20071130_spe-salvi.html).

[2] Lumen Gentium, n° 9 : https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_const_19641121_lumen-gentium_fr.html.

Rouen, 16 settembre 2021