La famille et la protection de la vie

Une situation paradoxale

Le débat actuel sur la famille se concentre chaque jour davantage sur une question de fond : la famille, conçue comme l’union stable entre un homme et une femme et avec leurs enfants (certaines études l’ont désignée comme norme constituée), est-elle encore une ressource pour la personne et pour la société, ou bien est-elle seulement la survivance du passé qui fait obstacle tant à l’émancipation des individus qu’à l’émergence d’une société plus libre, plus égalitaire et plus heureuse ? C’est une question qui nécessite, sans aucun doute, d’un débat théorique et qui met également en lumière la situation historique de la famille d’aujourd’hui, une situation que l’on pourrait qualifier de paradoxale.

D’un côté, en effet, on continue d’attribuer aux liens familiaux une grande valeur, or il ne fait aucun doute qu’il en soit ainsi : même avec toutes ses contradictions, le désir d’avoir une famille reste l’une des plus grandes priorités de la majorité des personnes. De l’autre, les liens se relâchent, les ruptures conjugales sont toujours plus fréquentes et entraînent l’absence de l’un des deux parents ; les familles se dispersent, se divisent et se recomposent, au point que je suis d’accord avec Xavier Lacroix lorsqu’il écrit : « la déflagration des familles est le premier problème de la société moderne » (De chair et de parole. Fonder la famille, Paris 2007).

Il est vrai que lorsque l’on parle de famille, il nous vient à l’esprit un certain modèle, à savoir celui de la famille d’où nous provenons, et qui a connu son apogée – en tout cas en Europe et en Occident – durant la première moitié du 20ème (vingtième) siècle : c’est-à-dire une famille unie, souvent nombreuse, et dont les valeurs liées à l’amour s’harmonisent avec celles des institutions civiles (L. Roussel, La famille incertaine, Paris 1989). On dit que cette image n’est plus la seule référence et que la société ne lui est plus favorable. Pire encore, la multiplication des différentes formes de famille est devenue chaque jour plus évidente. Les individus peuvent « faire famille » de multiples manières, toute forme du « vivre ensemble » peut être revendiquée comme une « famille », l’important – comme on dit – c’est l’amour. Dans de telles circonstances, la famille n’est pas reniée, mais elle est placée à côté des nouvelles formes de vie et d’expériences relationnelles qui sont apparemment compatibles avec elle, même si en réalité elle la dépèce, au point qu’Henri Léridon, le célèbre démographe français, déclare : « Notre société n’est pas en train d’expérimenter de nouveaux modèles mais est en train de piller le modèle traditionnel » (Le Figaro, 4 Mai 2000).

La famille en Afrique

Ce n’est guère ici le lieu adapté pour décrire la condition dans laquelle se trouve la famille en Afrique ou dans la région des Grands Lacs. Je crois qu’il est toutefois difficile de parler aujourd’hui d’une famille africaine. Il nous faut plutôt parler des familles africaines, même si la famille africaine en général n’a pas encore perdu ses grandes valeurs. La famille est, depuis toujours, le fondement de la société, un lieu d’éducation où les valeurs culturelles et spirituelles sont transmises. Une famille élargie qui inculque aux enfants les attitudes et les comportements communautaires. La famille traditionnelle africaine garde un sens profond de la culture de la vie, qui est sacrée parce que chaque vie est un don de Dieu.

Pour Saint Jean-Paul II, le Pape de la Famille, comme lui-même a voulu l’être appelé, « l’avenir du monde et de l’Église passe par la famille, première cellule de la communauté ecclésiale vivante, mais aussi celle de la société. » La famille est aujourd’hui l’une des préoccupations majeures du Pape François qui, selon mon avis, a besoin de tout notre soutien pour l’aider à transformer la société en portant l’Évangile dans les familles, car l’Afrique qui n’est pas en marge de la mondialisation, doit préserver les valeurs de la famille, trésor et ressource de la société et de toute l’humanité. Avec le parcours des exhortations post-synodales du Pape Paul VI (Africae Terrarum, 20 Octobre 1967), de Saint Jean-Paul II (Ecclesia in Africa, 14 Septembre 1995) et du Pape Benoît XVI (Africa Munus), force est de reconnaître qu’une attention particulière a toujours été accordée à la famille.

Ainsi, nous pouvons convenir avec le Professeur Albert Tévoédjrè dans son livre « Le bonheur de servir : Réflexions et repères » que « pour les chrétiens laïcs, dans une Afrique ballottée par des courants divers, défendre la famille, telle qu’elle est voulue par Dieu lui-même, n’est pas seulement un acte de cohérence avec leur foi… c’est préserver les fondements mêmes de la société et de tout vrai développement ». Or, les menaces qui pèsent sur la famille aujourd’hui en Afrique sont innombrables : la dissolution des mœurs, les atteintes à l’unicité du mariage ; le relâchement des liens entre les membres de la famille ; la prolifération des unions de fait, mais aussi la misère, le chômage croissant qui ne permettent pas aux parents d’assumer convenablement leurs responsabilités.

Nous devons être vigilants et lutter, et cela est tout à fait possible et vous le savez parfaitement bien, parce que nous nous abreuvons tous à la même source, à savoir celle de Jésus et de l’Évangile. Permettez-moi de dire que ces moments que nous vivons sous le pontificat du Pape François sont un Kairos, tout comme l’ont été également les autres pontificats. Nous sommes aidés par ces discours qui nous précèdent. Mais nous ne sommes pas sans ignorer qu’en Afrique, les familles subissent des pressions extérieures, telles que l’idéologie de la théorie du genre, les pratiques de l’avortement et ainsi de suite, qui représentent de dures atteintes à nos familles et qui font que celles-ci lèvent leur regard vers nous. Sans oublier, par ailleurs, les pressions internes. Nous pourrions ainsi parler du problème de la dot et des résistances ethniques, et de bien d’autres phénomènes encore.

Alors que pouvons-nous faire ? La tentation est de baisser les bras, mais il faut résister et être dociles à l’Esprit Saint qui nous aidera, tout en mettant ensemble les experts des différents domaines : philosophie, théologie, droit, sociologie, etc., afin de discuter, de réfléchir et de faire des propositions. Ainsi, par exemple, le philosophe Achille Mbembe du Cameroun, à l’occasion d’une interview parue il y a des quelques années dans le quotidien « Le Messager », a déclaré : « La famille et le système éducatif constituent, pour moi, les deux principales questions critiques sur lesquelles nous devons réfléchir. Les relations au sein de beaucoup de familles n’aident pas à préparer les enfants à se valoriser, à assumer les défis de la citoyenneté, ou à saisir les opportunités que la vie leur offrira. Prisonniers de leurs propres parcours, piégés par des histoires de villages, de jalousies familiales, de querelles d’héritage, de rivalités futiles dues à l’ignorance et la crédulité (…). Nous connaissons tous des gens qui attribuent toutes les difficultés de leur vie à la sorcellerie d’un oncle malfaisant ou au mauvais sort que le voisin leur aurait jeté. Ce n’est évidemment pas avec cet état d’esprit que nous sortirons de notre mentalité de victimes pour revendiquer notre place dans un monde compétitif et globalisé (…). Au sein même des familles, l’individualisme prend les formes les plus insidieuses. On utilise l’étiquette du groupe pour faire avancer son agenda personnel. Dans beaucoup de familles, on n’accorde par exemple qu’une importance limitée à un parent malade. C’est à peine si on lui rend visite à l’hôpital. Mais dès qu’il décède faute de soins et d’attention, c’est le grand cirque. Chacun se déchaîne pour manifester sa compassion (…). Une autre illustration de ce familialisme pervers est la banalisation de la violence contre les femmes et contre les enfants ».

« Il suffit – continue le philosophe – de voir la violence des conflits souterrains au sein des familles, entre parents et enfants, ou même le délabrement de la vie des couples. Pas besoin de statistique pour mesurer de l’ampleur du désastre ! Parce que les parents ont parfois eux-mêmes manqué de bons repères, beaucoup de jeunes grandissent dans des familles qui ne les préparent pas à assumer les deux principales responsabilités de la vie, à savoir établir une vraie relation de couple avec le conjoint pour former une famille stable, et élever des enfants en leur inculquant l’éthique du travail, les vertus de l’amour et du respect de l’autre. Les taux officiels de divorce restent relativement faibles en Afrique parce qu’ils sont mal recensés, et aussi à cause des pressions économiques, socioculturelles et religieuses ».

La famille et la vie

La confrontation avec les cultures contemporaines ne doit pas nous effrayer. Elle est plutôt une occasion précieuse pour reconnaître avec plus de profondeur la valeur de l’expérience familiale. Elle est déjà puissamment exprimée dans les premières pages de la Genèse, lorsque Dieu confie à l’alliance entre l’homme et la femme la génération et la création. Nous pourrions dire autrement : la vie humaine et sa maison. Si nous associons à cette intuition fondamentale la riche réflexion juvénile sur le thème de la vie, le mystère se dévoile dans toute sa force : la génération, qui est l’attitude même de Dieu (comme le reprend admirablement le Credo que nous récitons chaque dimanche à la Messe), est partagée avec l’humanité dans la personne du Fils (cf. 1Jean 5, 11, Dieu nous a donné la vie éternelle et cette vie est dans son Fils), elle est offerte sous la forme d’une alliance (qui est la façon d’agir de Dieu à l’égard des hommes) et elle est livrée dans sa plénitude, à savoir une vie éternelle. Le lien entre la famille et la vie est au fondement même de l’existence humaine. Il en montre à la fois le fondement et la tâche : engendrés dans l’amour d’un homme et d’une femme, nous sommes destinés à engendrer une nouvelle vie, dans l’alliance avec un autre qui est la chair de ma chair. Donnés à la vie pour engendrer la vie. La famille tient littéralement « en vie » aussi bien le monde que l’Église. Voilà pourquoi « aimer » signifie « faire être ».

La vie donc, telle qu’elle nous est livrée dans les écritures conservées depuis toujours dans la tradition ecclésiale, n’existe jamais en tant que réalité abstraite, comme concept ou comme idée. Non, la vie humaine est toujours une vie concrète, dans un temps et dans un lieu, dans une intrigue de relation qui la génère, la protège et l’évoque. La vie, en somme, c’est nous, c’est chacun de nous, tout au long de son existence, et l’humanité tout entière dans son aujourd’hui et dans son demain. C’est précisément cette relocalisation dans le concret des rapports qui permet de considérer de manière efficace les grands débats qui se déroulent sur le thème de la famille et de la vie.

Le Pape François a bien compris cette connexion intime, à un tel point que, même au niveau institutionnel, il a voulu relier les deux grands centres de réflexion académiques sur la famille et sur la vie (l’Institut Jean-Paul II et l’Académie Pontificale pour la Vie), et il a unifié dans un seul Dicastère le soin pastoral de ces réalités. Il est plutôt stérile et peu efficace que de défendre la vie en soi, quels que soient les lieux constitutifs et vitaux où elle se développe, ainsi que cela n’a pas de sens de parler ou de défendre la famille en soi, sans considérer les sujets concrets, les lieux et les temps où cette alliance féconde se développe, comme le rappelle admirablement le numéro 3 d’Amoris Laetitia.

La qualité éminemment humaine que la forme familiale offre à la vie est la plus grande réponse à toutes ces pratiques (politiques, sociales et même médicales) qui veulent séparer la génération de l’amour qui fait être et protéger. Replacer la vie humaine dans le contexte familial (dans l’origine et dans la tâche) signifie prononcer la parole la plus forte contre cette culture qui envahit l’Occident, et dont le Continent africain ne peut se dire immunisé, à savoir l’individualisme absolu (ab-solutus), fondu dans les rapports avec les autres. Aucune personne n’est une île. Nous sommes tous en connexion les uns avec les autres. Et nous le sommes en analogie avec les liens familiaux : nous sommes tous fils, tous frères et tous sœurs.

L’écroulement du nous

En Afrique est également en cours un changement anthropologique : la mondialisation a changé tous les cadres de référence. À la place de la vieille culture solidaire, parmi les jeunes – et tout particulièrement parmi ceux qui sont urbanisés – une culture compétitive et matérialiste s’impose : même en Afrique, « le nous s’écroule » et c’est l’avènement du moi. Un philosophe français, Gilles Lipovestky, voit la société contemporaine comme marquée par une « seconde révolution individualiste ». Comme si tout était destiné à l’affirmation de soi, au culte de soi, à la réalisation de soi et au bien-être individuel. L’impulsion à émigrer, en Afrique mais pas seulement, doit être également lue comme une conséquence de cette situation, puisque tout espoir dans l’avenir de son propre pays s’est souvent écroulé. Certains parlent d’un nouveau culte, à savoir celui du moi. Une sorte d’ « égolatrie ». L’individualisme, comme un virus omniprésent, ronge les différentes formes associatives, à partir de la famille, pour infecter ensuite la ville et les nations. La société, en somme, n’est plus liée par un tissu connectif qui soutient la vie et son développement. Il s’agit ainsi d’une société de plus en plus atomisée, une sorte d’ensemble d’individus, où le moi l’emporte sur le nous et l’individu sur la société, et les droits de l’individu l’emportent également sur ceux de la famille.

L’incitation à « réussir » est partout très forte. Et concernant les jeunes, on remarque cette « hâte » à se dépêcher de réussir, à prendre le plus tôt possible cette tranche de bien-être pour soi-même qui autrement s’enfuit. Je pense à ce que signifie, surtout en Afrique, la « religion de la prospérité ».

La famille, dans une sorte de retournement, plus que la « cellule de base de la société », est conçue comme la « cellule de base pour l’individu ». C’est pourquoi l’on préfère la cohabitation au mariage, l’indépendance individuelle à la dépendance réciproque. Le couple conjugal lui-même n’est conçu qu’en fonction de soi-même : chacun est à la recherche de sa propre individualisation particulière et non de la création d’un « nous », d’un « sujet pluriel » qui transcende les individualités sans évidemment les annuler, mais au contraire les rend plus authentiques et plus libres. Une connexion renouvelée du thème des liaisons affectives avec celui de la génération, certes sous une forme pleinement responsable et donc réellement humaine, est la réponse à l’individualisme. La famille peut encore être la bonne parole pour cet homme et cette femme qui ne sont tous amoureux qu’eux d’eux-mêmes.

La « Global bioethics »

Il faut bien admettre que nous nous trouvons dans un nouveau contexte, à savoir celui de la mondialisation. S’il était encore possible, il y a quelques décennies, de penser à un monde où le destin d’une personne était décidé au sein de son propre cercle, de son propre groupe, de son propre pays, aujourd’hui, ceci n’est plus envisageable. Le système économique est totalement interconnecté, avec le bien que cette macrostructure apporte et les insupportables injustices qu’elle engendre. Et, grâce à l’avènement des nouvelles technologies, la mondialisation cherche de toutes les façons possibles à homogénéiser la planète. Les jeunes Rwandais regardent les mêmes vidéos que les jeunes de New York et de Bangkok, ils chantent les mêmes chansons et partagent leurs espoirs et leurs faiblesses sans plus aucune frontière.

Nous devons veiller à ne pas condamner la mondialisation comme la cause des maux de notre temps. L’avènement d’une économie de marché global a permis une amélioration substantielle de la vie d’entières populations, ainsi que l’interconnexion qui structure aujourd’hui le monde permet des échanges et des enrichissements culturels qui étaient imprévisibles il y a tout juste quelques années. En même temps, nous ne pouvons être naïfs et ne pas voir les limites du système économique mondial et son aptitude à produire un déséquilibre toujours croissant et un aplatissement culturel, au détriment d’une tradition locale vivante, généré par l’interconnexion planétaire. Le problème est qu’une mondialisation du marché et de la technique s’est développée sans qu’il y ait eu en contrepartie une mondialisation spirituelle et solidaire.

L’horizon à promouvoir est un nouveau rapport entre la protection du particulier et la gestion du général (l’on emploie souvent le terme de « glocalisme »). C’est dans cette perspective que nous devons affronter l’avenir de l’humanité, à savoir la vie dans son concret. C’est ce que l’on appelle, en termes techniques, la « Global bioethics », un thème auquel l’Académie de la Vie a consacré son avant-dernière Assemblée générale.

Le Pape François a fait de cette perspective le point de force de la Laudato Si’, qui en actualise sa signification concernant le temps présent. En mettant au centre la « maison commune » des vivants, le Pape nous parle d’une « écologie intégrale », une expression qui a été rapidement acquise comme un paradigme conceptuel innovant. En effet, le mot « écologie » n’est pas employé dans un sens général et vague. En prenant comme référence l’écosystème global, le Pape indique une modalité d’approche à tous les systèmes complexes, et, pour les comprendre, il faut prêter une attention privilégiée aux rapports de chacune des parties particulières entre elles et avec « le tout », qui est « supérieur à la partie » (Evangelii Gaudium, n° 234). En d’autres termes, les questions particulières ne peuvent pas être comprises ni assumées de façon responsable sans qu’elles soient replacées dans le contexte général et global, ce qui implique l’adoption d’une perspective différenciée et multiculturelle, et requiert également la contribution de nombreux points de vue et de nombreux savoirs spécifiques. Pour nous, la perspective que le Pape François introduit à travers l’écologie intégrale revêt un intérêt tout à fait particulier pour lire l’ « écologie humaine » et la relation avec son propre corps ou avec les dynamiques sociales et institutionnelles, et cela à tous les niveaux : « Si tout est lié, l’état des institutions d’une société a aussi des conséquences sur l’environnement et sur la qualité de vie humaine » (LS n° 142). C’est une perspective qui aide à mettre en évidence combien un développement pleinement humain, et donc également la protection du fondamental « droit à la (protection de la) santé », est influencé par des facteurs environnementaux et sociaux, ainsi que par des choix politiques selon lesquels ces derniers sont gouvernés. En suivant ce tracé, deux axes portants d’une « bioéthique globale » émergent ainsi : premièrement, la complexité de l’ensemble du contexte dans lequel les personnes vivent et, deuxièmement, la manière dont les composantes de ce contexte déterminent la vie humaine dans toutes ses structures, en la favorisant ou en l’endommageant.

J’espère que le prochain Synode sur l’Amazonie, que le Pape a fortement voulu, saura relire de façon évangélique, avec sagesse et courage, ce rapport entre la vie, la famille et la mondialisation. L’Instrumentum Laboris commence délibérément par une longue réflexion sur le thème de la vie et l’ensemble du chapitre V est entièrement consacré à la famille.  En pensant aux contextes les moins urbanisés qui caractérisent encore notre réalité, nous pouvons ici faire nôtres quelques idées de la description des familles amazoniennes que ce document offre : « La vision cosmique de l’existence palpite dans les familles. Il s’agit de diverses connaissances et pratiques millénaires dans différents domaines comme l’agriculture, la médecine, la chasse et la pêche, pour vivre en harmonie avec Dieu, avec la nature et avec la communauté. C’est aussi au sein de la famille que se transmettent les valeurs de cette culture, comme l’amour de la terre, la réciprocité, la solidarité, l’expérience du présent, le sens de la famille, la simplicité, le travail communautaire, l’auto-organisation, la médecine ancestrale et l’éducation ancestrale. De plus, la culture orale (histoires, croyances et chants), avec ses couleurs, ses vêtements, son alimentation, ses langues et ses rites fait partie de cet héritage qui se transmet en famille. En définitive, c’est dans la famille que l’on apprend à vivre en harmonie : entre peuples, entre générations, avec la nature, dans le dialogue avec les esprits » (IL n° 75).

Le pari d’un continent jeune

Chaque fois que j’ai la grâce de visiter un pays africain, j’éprouve la joie de voir un continent jeune et extrêmement vital. Ce n’est plus le cas en Italie, ni même dans l’ensemble de l’Occident, où un hiver démographique effrayant est en train de nous transformer en un pays de vieux et de vieillards, de riches vieillards. C’est à vous, plus qu’à d’autres, qu’est offerte l’occasion de trouver une nouvelle synthèse entre la tradition et la modernité, la justice et le développement, le soin de ce qui est particulier, tout comme une égale dignité. Vous êtes appelés à le faire au sein de la famille et dans la société. La vie ne peut pas être ancrée dans des schématismes théologiques ou traditionnels, dans des luttes intestines ou des projets économiques, mais elle est par définition dynamique, puissamment proactive, effrontément audacieuse. Et l’audace est celle des jeunes, de ceux qui regardent avec désir l’avenir, de ceux qui assument la responsabilité de demain. Ceci est tout particulièrement vrai pour vous et pour votre nation qui cherche à retrouver, après une immense et sanglante tragédie, les voies d’une fraternité (oui, c’est un terme familier !), d’une cohabitation possible entre personnes différentes qui s’apprécient et s’estiment réciproquement. Comme un jeune homme et une jeune femme, qui sont différents et qui pourtant s’aiment, et qui sont pour cela capables d’engendrer et de protéger la vie.

Ainsi, vos jeunes peuples sont appelés tout particulièrement à accueillir et exalter le vaste dessein d’amour et de communion de Dieu sur le monde qui naît justement de la famille. C’est la vision que les Saintes Écritures nous montrent et que le Concile Vatican II a reproposée, avec force, à l’attention des croyants et de tous les hommes. La Bible fait commencer l’histoire humaine avec la famille de nos ancêtres Adam et Ève et de leurs enfants. Et elle fait s’achever l’histoire de l’existence humaine – ainsi que l’ont indiqué les prophètes et le Livre de l’Apocalypse – avec la famille des peuples réunis autour du seul Père dans la Jérusalem céleste.

 L’Église et la famille chrétienne (Amoris Laetitia)

Je voudrais conclure mon rapport par quelques considérations sur l’Exhortation apostolique post-synodale Amoris Laetitia. Dans cette Exhortation, le Pape François montre en effet une vision stratégique qui doit être saisie dans sa force programmatique : la famille ne concerne pas simplement l’histoire des individus, de leurs vies et de leurs désirs d’amour (qui pourtant existent), mais l’histoire même du monde. Il est ainsi important de le souligner si l’on veut comprendre le sens même de l’Exhortation apostolique. On pourrait dire que la famille est la mère de toutes les relations.

Ce texte fait ainsi ressortir le nouveau rapport de l’Église avec les familles d’aujourd’hui, avec leur vie concrète, avec « un mélange nécessaire de satisfactions et d’efforts, de tensions et de repos, de souffrances et de libérations, de satisfactions et de recherches, d’ennuis et de plaisirs » des familles d’aujourd’hui (cf. n° 126).

L’on peut en percevoir l’écho du célèbre incipit de la Gaudium et Spes que nous pourrions ainsi traduire : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur » (cf. n°1). Ainsi, nous voyons qu’un fil rouge relie la Gaudium et Spes, l’Evangelii Gaudium, la Laudato Si’ elle-même et l’Amoris Laetitia. Il s’agit du fil rouge de « cette immense sympathie » dont parlait Paul VI à propos de la sensibilité qui imprégna les travaux du Concile Vatican II ouverts par Saint Jean XXIII avec cette superbe allocution – et la « joie » de l’Église – Gaudet Mater Ecclesia – qui résonne également ici.

Le texte du Pape François, qui tient compte de la tradition magistérielle de ces cinquante dernières années, exprime les préoccupations de l’Église pour les familles dans la conscience des profondes transformations qui ont eu lieu en ce temps. Il y a un souffle pastoral qui pousse à un regard de sympathie envers les familles afin de les aider à vivre dans la joie leur vocation et leur mission dans l’Église et dans la société. Le Pape n’a pas voulu proposer de nouvelles définitions de la famille. Elle existe déjà. Ce que le Pape demande, c’est un engagement renouvelé à rencontrer les familles d’aujourd’hui dans le concret de leur vie. En somme, l’Église doit faire siens les efforts et les espoirs de ses fidèles. Et ce regard n’est possible qu’en ligne avec la maternité, à savoir, encore une fois, avec la génération de la vie. L’Église ne doit pas observer les familles de l’extérieur, avec la froideur notariée de ceux qui énumèrent les changements à la recherche d’éventuelles fautes à condamner. Certes, elle n’est ni aveugle ni résignée. Bien au contraire. Elle est ainsi animée par cette « immense sympathie » qui est le début de la compassion de l’accompagnement maternel.

Il y a alors un fil rouge qui relie indissolublement l’Église en tant que famille de Dieu et la Famille en tant que petite Église, jusqu’à ce que l’on puisse dire que l’une n’est pas possible sans l’autre. Ce feu bipolaire est le ferment de fraternité qui inspire la vie de la ville et du pays, jusqu’à la famille des peuples.

Kigali, 20 Septembre 2019