Enjeux de Amoris Leatitia

Excellences, professeurs, autorités académiques, étudiants, mes amis. Je vous suis immensément gré de pouvoir vivre ensemble ces journées au cours desquelles nous célébrons ensemble le XXème anniversaire de cet institut.  C’est une histoire riche et précieuse que nous souhaitons voir grandir et devenir de plus en plus efficace pour l’église ainsi que pour les familles africaines.

Le document clef de cet élan rénové, que nous sommes appelés à construire ensemble et que le Pape nous a demandé à tous dans le récent Motu Proprio, est certainement l’Exhortation apostolique Amoris Laetitia avec lequel il a conclu la féconde période synodale de deux ans sur le thème de la famille.

C’est avec grand plaisir que je partage ainsi aujourd’hui avec vous certains des défis et des questions que ce document nous propose.

La valeur « synodale » de l’Exhortation Apostolique

L’Exhortation apostolique post-synodale, Amoris Laetitia, est le fruit d’un long itinéraire ecclésial que le Pape François a accueilli et proposé à l’Église catholique toute entière. Je pense qu’aucun autre document papal n’a eu une telle gestation. Le Pape, au début du texte, souligne la précieuse contribution qui en est ressortie : les deux assemblées synodales – écrit ainsi le Pape François – ont apporté « une grande beauté et a offert beaucoup de lumière … l’ensemble des interventions des Pères, que j’ai écouté avec une constante attention, m’a paru un magnifique polyèdre, constitué de nombreuses préoccupations légitimes ainsi que de questions honnêtes et sincères. Pour cela, j’ai retenu opportun de rédiger une Exhortation Apostolique post-synodale pour recueillir les apports des deux Synodes récents sur la famille, en intégrant d’autres considérations qui pourront orienter la réflexion, le dialogue ou bien la praxis pastorale, et qui offriront à la fois encouragement, stimulation et aide aux familles dans leur engagement ainsi que dans leurs difficultés » (n° 4). Il me semble important de souligner le caractère précieux de ces observations qui, alors qu’elles soulignent la nouveauté de la méthode, en font ressortir également le contenu.

Il y a une lumière particulière qui illumine toutes les pages de l’Exhortation apostolique. Il s’agit de la façon dont l’Église regarde les familles d’aujourd’hui : c’est-à-dire qu’elle fait siennes les « satisfactions et les efforts, les tensions et le repos, les souffrances et les libérations, les satisfactions et les recherches, les ennuis et les plaisirs » (cf. n° 126) des familles de ce nouveau monde. Dans ces paroles, l’on peut cueillir le fil rouge qui relie l’Exhortation apostolique directement au Concile : de l’allocution initiale Gaudet Mater Ecclesia, à la Gaudium et Spes, à l’Evangelii Gaudium. Le « gaudium » (la joie) n’est pas simplement une parole qui les unit. Le « gaudium » est l’explicitation de cette « sympathie immense » que Paul VI identifiait comme le regard qui a conduit les travaux des Pères synodaux dans le Vatican II. En ce sens, l’Exhortation apostolique n’est pas seulement vouée à instaurer une nouvelle stratégie pastorale envers les familles. Elle demande beaucoup plus, à savoir d’acquérir tous, le clergé, les religieux et les laïcs, comme une nouvelle façon d’être Église dans le monde, une véritable conversion pastorale. Amoris Laetitia et Evangelii gaudium se compénètrent et se complètent réciproquement.

Vers une Église «  familiale » et « missionaire »

L’Exhortation se présente comme une longue méditation sur les aspects de la vie familiale, les plus enrichissants comme les plus critiques, au sein d’une vision stratégique : la famille ne concerne pas seulement l’histoire des individus et de leurs désirs d’amour (qui existent cependant), mais l’histoire même du monde. On pourrait dire que la famille est la mère de toutes les relations. C’est ce qui apparaît déjà dans les deux premiers chapitres de la Genèse rappelés par l’Exhortation : l’histoire humaine et la famille sont ici déjà étroitement reliées. La famille et la société sont inséparables. Lorsque les choses ne vont plus au sein de la famille, elles ne vont plus aussi dans la société.

Au sein de cet horizon stratégique, le Pape demande un changement de rythme et de style qui touche la forme même de l’Église. Cela équivaut à dire que l’Église ne pourra pas mener à bien la tâche que Dieu lui a assignée concernant la famille, si elle n’impliquera pas les familles dans cette même tâche, à la manière de Dieu, et donc sans assumer elle-même les traits d’une communion familiale. Cette ecclésiologie essentielle de la famille est, pour ainsi dire, le souffle qui donne sa respiration au texte, l’horizon vers lequel veut se diriger le sentiment chrétien pour cette nouvelle ère. Une telle transformation, si elle est reçue avec foi, est destinée à transformer résolument le regard avec lequel doit être perçue l’Église des croyants dans cette étape historique.

L’Exhortation demande un nouveau mode d’être Église, une nouvelle « forma ecclesiae », qui doit être toute missionnaire, toute « en sortie », en « effective » sortie. Voilà pourquoi, pour en rester au domaine de la famille, il ne suffit pas simplement de réorganiser la « pastorale de la famille ».  Il faut beaucoup plus : il faut rendre « toute la pastorale une pastorale familiale » ou, encore plus clairement, il faut rendre « toute l’Église familiale ». L’image évangélique que j’emploierais pour tracer la « forma ecclesiae » que l’on doit vivre aujourd’hui est celle de la parabole de la brebis perdue (cf. Lc 15, 4-7) : ce n’est pas simplement le berger qui doit sortir, toutes les quatre-vingt-dix-neuf autres sont appelées à sortir avec le berger pour chercher, accompagner, discerner et intégrer quiconque a besoin d’aide. Mais nous devons tous vivre « en sortie ». Les quatre-vingt-dix-neuf brebis, si elles restent seules, se priveront d’une certaine façon de l’essentielle dimension missionnaire du berger : l’enceinte risque de se réduire à une bureaucratie autoréférentielle.

Le Pape est bien conscient qu’il n’est pas facile ou évident d’accueillir cet horizon. Mais il ne veut pas être mal compris. En effet, même parmi les croyants, ceux qui voudraient une Église qui se présente essentiellement comme un tribunal de la vie et de l’histoire des hommes, ne font pas défaut. Une Église, procureur de l’accusation. Le Seigneur a voulu une Église courageuse et forte dans la protection des plus faibles, dans le rachat des dettes, dans le soin des blessures des pères et des mères, et celui des fils et des frères, en commençant par ceux qui se reconnaissent prisonniers de leurs fautes et désespérés pour avoir échouer leur vie. Et elle veut que tous soient accompagnés jusqu’à la pleine intégration au Corps du Christ qui est l’Église.

Les signes forts de ce changement de direction sont au moins au nombre de deux. Le premier : il est évident que le mariage est indissoluble, mais le lien de l’Église avec les fils et filles de Dieu l’est encore plus, parce qu’il est comme celui que le Christ a établi avec l’Église, pleine de pécheurs qui ont été aimés, quand ils n’étaient pas encore des pécheurs. Et ils ne sont pas abandonnés, même quand ils se laissent à nouveau attraper. Ceci est un grand mystère, comme le dit l’apôtre Paul, qui va bien au-delà de toute métaphore romantique d’un amour qui ne reste en vie que dans l’idylle du « vivre d’amour et d’eau fraîche ». Le deuxième signe est la conséquente complète livraison à l’évêque de cette responsabilité ecclésiale, tout en sachant que le principe essentiel est la salus animarum (une déclaration solennelle avec laquelle se termine le Code de droit canonique, mais qui est souvent oubliée). L’évêque est le juge en tant que berger. Et le berger reconnaît ses brebis, même quand elles ont perdu leur chemin. Son but ultime est toujours de les ramener à la maison, où il peut les soigner et les guérir, alors qu’il ne peut pas le faire s’il les laisse où elles sont abandonnées à leur sort parce qu’elles l’ « ont voulu ».

Comme il est évident, il s’agit d’un nouveau style ecclésial à entreprendre. Et cela exige également une prise de conscience de la diversité des situations. Le Pape ne propose ni une nouvelle doctrine ni de nouvelles règles juridiques. Dans le texte, le Pape rappelle que déjà au cours du Synode, il y a eu une pluralité d’interventions des évêques qui ont composé un « magnifique polyèdre » (n° 4). Un tel horizon sollicite la théologie à entreprendre une réflexion renouvelée en la matière et exhorte les Églises particulières à prendre sur elles la responsabilité de faire face aux innombrables défis auxquels les familles doivent faire face dans les différents contextes sociaux et culturels.

En préparation au Synode sur la famille, plusieurs Églises africaines ont réfléchi sur ce thème. Ainsi, j’aime rappeler le Symposium organisé par la SCEAM au Bénin, justement ici, au siège de l’Institut Jean-Paul II, du 14 au 17 juin 2013, ayant pour thème : « L’Afrique se prépare pour le Synode de l’Église sur la Famille ». De nombreuses observations continuent à avoir un intérêt important. D’autres auteurs ressentent l’urgence de défendre la famille en Afrique : les menaces qui pèsent sur la famille aujourd’hui en Afrique sont légion. Et de rappeler : la dissolution des mœurs, les atteintes à l’unicité du mariage ; le relâchement des liens entre les membres de la famille ; la prolifération des unions de fait, mais aussi la misère, le chômage croissant qui ne permettent pas aux parents d’assumer convenablement leurs responsabilités. L’on cite également le n°42 de Africa Munus : « En raison de son importance capitale et des menaces qui pèsent sur la famille – la distorsion de la notion de mariage et de famille elle-même, la dévaluation de la maternité et la banalisation de l’avortement, la facilitation du divorce et le relativisme d’une « nouvelle éthique » – la famille a besoin d’être protégée et défendue, pour qu’elle rende à la société le service qu’elle attend d’elle, c’est-à-dire lui donner des hommes et des femmes capables d’édifier un tissu social de paix et d’harmonie. » La conviction que le fait de défendre la famille n’est pas seulement un acte de cohérence avec la foi est absolument ferme … c’est préserver les fondements mêmes de la société et de tout vrai développement.

La famille et sa vocation dans la société contemporaine

L’Exhortation apostolique ouvre la réflexion avec un triptyque (ce sont les trois premiers chapitres). Dans le premier, l’on parle des familles qui peuplent la Bible. Et l’on en souligne leurs histoires réelles faites « d’amour et de crises familiales » (n°8). Dans le deuxième chapitre, l’on décrit les défis auxquels les familles d’aujourd’hui sont appelées à faire face. Je vous laisse les lire.

Dans le troisième chapitre, le Pape présente la vocation de la famille tel que la décrit Jésus et qui est intégrée par l’Église. En toute synthèse, nous pourrions dire que la famille a la vocation et la mission de rendre la société « familière ». C’est en elle que l’on apprend l’alphabet de la coexistence solidaire et pacifique entre les différentes personnes. Les chapitres IV et V forment la partie centrale de l’Exhortation apostolique où l’on décline ce qui corrobore le mariage et la famille, à savoir le lien d’amour entre un homme et une femme et la fécondité génératrice qui en découle. Et c’est ici qu’apparaît une nouveauté particulière. Le Pape ne se limite pas, comme cela a lieu dans la catéchèse la plus répandue, à commenter celle qui est, il est vrai, la leçon fondamentale du Cantique des Cantiques, qui reste certainement un joyau de la révélation biblique de l’amour de l’homme et de la femme. Mais, de façon tout à fait originale, le Pape François commente dans les détails – mot pour mot – la fin phénoménologique de l’amour inspiré par Dieu dans le splendide hymne paulinien de 1Corinthiens 13. Le Pape parle de l’amour dans une clef toute autre que mystique et romantique. Et il est singulier que le mot le plus cité dans le texte soit justement le mot « amour » (365 fois), suivi par le mot « famille » (279), le mot « mariage » (185) et le mot « église »  (149), une séquence qui n’est pas simplement terminologique.  Il apparaît évident que l’amour, dont on parle dans le texte, est pleinement concret et dialectique, empli de beauté et de sacrifice, de vulnérabilité et de ténacité (l’amour endure tout, espère tout, ne cède jamais …). En somme, l’amour de Dieu est ainsi !

Nous sommes loin de cet individualisme qui enferme l’amour dans l’obsession possessive « à deux », qui menace par ailleurs la « joie » des liens conjugaux et familiaux. L’accent est mis sur la fécondité et la générativité de l’amour conjugal. L’on parle d’une façon spirituellement et psychologiquement profonde d’accueillir une nouvelle vie, de l’attente pendant la grossesse, de l’amour comme père et comme mère, de la présence des grands-parents. Mais aussi de la fertilité élargie, de l’adoption, de l’accueil et de la contribution des familles à promouvoir une « culture de la rencontre », de la vie dans la famille au sens large, avec la présence des oncles et des tantes, des cousins et des cousines, des parents de parents, des amis. Le Pape souligne la dimension sociale inévitable du sacrement du mariage (n° 186) dans laquelle se décline aussi bien le rôle spécifique de la relation entre les jeunes et les personnes âgées que la relation entre les frères et les sœurs comme une sorte de stage de croissance dans la relation avec les autres.

En bref, l’on ne se marie pas tout simplement pour nous-mêmes. Le mariage est plus riche en biens si le couple ne se renferme pas sur lui-même : ce retrait n’apporte plus le bonheur, il apporte la tristesse. La famille est le moteur de l’histoire, l’amour qui travaille pour la vie : et il n’est certainement pas le refuge de ceux qui souhaitent se soustraire aux défis de la vie et de l’histoire. C’est dans ce passage et cette alliance entre les générations que se construit toute la richesse des peuples, la connaissance, la culture, les traditions, le don et la réciprocité.

Le thème de l’éducation – développé dans le septième chapitre – je le mentionne maintenant afin de le rattacher au thème de la générativité. Le Pape souligne l’urgence de repenser l’éducation – y compris celle sexuelle – dans le nouveau contexte culturel. Et c’est ici que se situe le thème du prochain Synode des évêques sur les jeunes. À ce propos, les réflexions du philosophe Achille Mbembe du Cameroun me semblent tout à fait significatives : « La famille et le système éducatif constituent les deux principales questions critiques sur lesquelles nous devons réfléchir. Les relations au sein de beaucoup de familles n’aident pas à préparer les enfants à se valoriser, à assumer les défis de la citoyenneté que la vie leur offrira. Prisonniers de leurs propres parcours, piégés par des histoires de villages, de jalousies familiales, de querelles d’héritage, de rivalités futiles dues à l’ignorance et la crédulité….nous connaissons tous des gens qui attribuent toutes les difficultés de leur vie à la sorcellerie d’un oncle malfaisant ou au mauvais sort que le voisin leur aurait jeté. Ce n’est évidemment pas avec cet état d’esprit que nous sortirons de notre mentalité de victimes pour revendiquer notre place dans un monde compétitif et globalisé… au sein même des familles, l’individualisme prend les formes les plus insidieuses. On utilise l’étiquette du groupe pour faire avancer son agenda personnel…dans beaucoup de familles, on n’accorde qu’une importance limitée à un parent malade. C’est à peine si on lui rend visite à l’hôpital. Mais dès qu’il décède faute de soins et d’attention…. Chacun se déchaine pour manifester sa compassion. A cela s’ajoute la banalisation de la violence contre les femmes et contre les enfants ».

Quelques perspectives pastorales

Dans le sixième chapitre, l’Exhortation souligne que les familles doivent être sujet de l’évangélisation. Elles sont, tout d’abord, appelées à communiquer au monde l’ « Évangile de la famille » comme une réponse à la nécessité profonde de familiarité inscrite dans le cœur de la personne humaine et de la société elle-même. Bien sûr, elles ont besoin d’une grande aide dans cette mission. Le Pape parle même, dans cette perspective, de la responsabilité des ministres ordonnés. Et il souligne, avec franchise, « qu’il manque souvent aux ministres ordonnés la formation adéquate pour traiter les problèmes complexes actuels des familles » (n° 202). Il en appelle ainsi à une attention renouvelée également à l’égard de la formation des séminaristes. S’il faut, d’une part, améliorer leur formation psychoaffective et impliquer majoritairement la famille dans la formation au ministère (cf. n° 203), de l’autre, il soutient que « l’expérience de la vaste tradition orientale des prêtres mariés pourrait être utile » (n° 202).

Ici, nous devrions ouvrir la réflexion sur la relation entre les familles, la maternité ecclésiale de la communauté et la paternité spirituelle du ministère. Aujourd’hui, malheureusement, la divergence qui sépare les familles de la communauté chrétienne est évidente. Nous pourrions dire que les familles sont peu ecclésiales, souvent renfermées en elles-mêmes, et que les communautés chrétiennes sont peu familiales, souvent écrasées par une bureaucratie exaspérante. Il s’agit d’un défi pastoral particulièrement important.

Il faut développer avec urgence une nouvelle attention à l’accompagnement des fiancés jusqu’à la célébration du sacrement. Le texte insiste sur le fait d’aider les fiancés à redécouvrir la vie de la communauté ecclésiale : il est toujours plus évident qu’il s’agit de vivre la foi en accord avec la vie de la communauté. Tout « individualisme religieux », comme l’a observé Benoît XVI lui-même dans l’Encyclique Spe salvi, doit être éloigné. Il est indispensable d’accompagner la nouvelle famille alors qu’elle accomplit ses premiers pas (y compris la question de la paternité responsable). Ici, nous sommes confrontés à un vaste domaine presque totalement inconnu de la vie ordinaire des paroisses. À ce propos, l’expérience des mouvements de la famille qui ont déjà identifié des parcours d’accompagnement efficaces peut être utile. Et c’est également dans cet horizon que les associations familiales doivent être soutenues, aussi bien afin d’aider la vie spirituelle des familles que pour qu’elles soient présentes d’une façon plus efficace dans la vie sociale et même politique.

Il y a également un autre aspect : l’accompagnement des personnes abandonnées, séparées ou divorcées. Il Papa insiste, entre autres choses, sur l’importance de la récente réforme des procédures de reconnaissance des cas de nullité du mariage et de la responsabilité confiée aux évêques. Le texte rappelle les souffrances des enfants dans les situations de conflit et exprime clairement que : « Le divorce est un mal, et l’augmentation du nombre des divorces est très préoccupante. Voilà pourquoi, sans doute, notre tâche pastorale la plus importante envers les familles est-elle de renforcer l’amour et d’aider à guérir les blessures, en sorte que nous puissions prévenir la progression de ce drame de notre époque » (n° 246). L’on fait allusion aux mariages mixtes et à ceux qui sont caractérisés par des disparités de culte, ainsi qu’à la situation des familles qui vivent avec des personnes à tendance homosexuelle, en réaffirmant le respect à leur égard et le refus de toute discrimination injuste et de toute forme d’agression ou de violence.

Pastoralement précieuse est la dernière partie du chapitre : « Quand la mort transperce de son aiguillon ». Il s’agit d’une dimension, malheureusement souvent rejetée, et qui nécessite au contraire d’une nouvelle attention pastorale : toutes les familles, aucune exclue, font l’expérience d’un deuil, et demandent ainsi à être accompagnées. Une telle perspective est encore plus urgente aujourd’hui si l’on considère l’affaiblissement du sens de la mort dans les sociétés contemporaines et l’absence de gestes et de paroles aussi bien pour ceux qui meurent que pour ceux qui restent.

Je voudrais conseiller à tous la lecture et la diffusion des catéchèses sur la famille que le Pape François a développées au milieu des deux synodes. Il s’agit de nombreux petits cadres de figures familiales et de situations de vie qui peuvent même suggérer de nombreuses occasions de comportement chrétien.

Le soin des familles blessées : accompagner, discerner et intégrer la fragilité

Le huitième chapitre – l’une des parties les plus attendues de l’Exhortation du Pape – est une invitation à la miséricorde et au discernement pastoral face à des situations qui ne répondent pas pleinement à ce que le Seigneur propose. Le Pape insiste sur le fait qu’il ne faut absolument pas renoncer à illuminer la vérité du parcours de la foi et les fortes exigences de la séquelle du Seigneur. Le Pape définit un nouvel axe de la vie pastorale de l’Église qui est inscrit dans l’horizon de la Miséricorde. Il y a un besoin d’Église qui se consacre à accompagner et à intégrer tout le monde. Et personne ne doit être exclu. C’est ainsi un regard de compassion qui est demandé, et non pas un regard de condamnation. Le discernement doit aller dans cette direction, et doit donc être enclin à cueillir, justement dans les différentes situations, les « signes d’amour qui, d’une manière et d’une autre, reflètent l’amour de Dieu » (n° 294). Il faut donc « éviter des jugements qui ne tiendraient pas compte de la complexité des diverses situations ; il est également nécessaire d’être attentif à la façon dont les personnes vivent et souffrent à cause de leur condition » (n° 296). Chaque personne doit trouver une place dans l’Église : « Personne ne peut être condamné pour toujours » (n° 297).

Dans une telle perspective, « on peut comprendre – continue le Pape – qu’on ne devait pas attendre du Synode ou de cette Exhortation une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas… il faut seulement un nouvel encouragement au discernement responsable personnel et pastoral des cas particuliers, qui devrait reconnaître que, étant donné que « le degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas », les conséquences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être toujours les mêmes » (n° 300).

L’indication que le texte remet aux Évêques est simple et directe. Il s’agit de trois verbes qui constituent un itinéraire unique : accompagner, discerner, intégrer (dans la communauté chrétienne). Il est évident qu’un tel itinéraire n’est possible qu’à une seule condition, à savoir que la présence de la communauté chrétienne soit claire. L’on pourrait dire que c’est la communauté avec son berger qui est appelée à accompagner, à discerner et à intégrer celui ou celle qui doit s’acheminer, justement, vers une croissance dans l’amour du Christ. Nous savons parfaitement, en effet, que Dieu ne sauve pas individuellement, mais en nous rassemblant dans un peuple. C’est ce que souligne clairement le Concile Vatican II. Et tous nous savons que la foi partagée et l’amour fraternel peuvent faire des miracles, même dans les situations les plus difficiles.

L’accès à la grâce de Dieu, qui, une fois accueillie, génère la conversion du pécheur, est une affaire sérieuse. La doctrine catholique du jugement moral, peut-être un peu négligée, est remise à l’honneur par l’Exhortation apostolique. La qualité morale des processus de conversion ne coïncide pas automatiquement avec la définition juridique des états de vie. C’est pourquoi le texte écrit qu’ « il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite « irrégulière » vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante » (n°301). La tâche des prêtres, en particulier, mais non seulement, est ainsi destinée à accompagner dans ce parcours ecclésial de conversion et d’intégration dont l’évêque est le premier responsable : pas de « libre service », ni pour eux ni pour les fidèles. Ce n’est pas un calcul juridique à appliquer, ni un procès à décider arbitrairement ; il ne s’agit pas même d’exceptions à faire ou de privilèges à concéder (cf. n°300). Il s’agit d’un parcours de discernement qui s’inscrit dans un chemin de conscience, lié au « for interne » (direction spirituelle et sacrement de la Réconciliation). Le chemin demandé est donc un amalgame entre la doctrine de l’Église, le fait de savoir discerner les consciences, de savoir honorer le principe moral et enfin de savoir garder la communion.

Spiritualité conjugale et familiale

Le neuvième chapitre est consacré à la spiritualité conjugale et familiale, « faite de milliers de gestes réels et concrets » (n° 315). De toute évidence, il est dit que « ceux qui sont animés de profonds désirs de spiritualité ne doivent pas croire que la famille les éloigne de la croissance dans la vie de l’Esprit, mais qu’elle constitue un chemin que le Seigneur choisit pour les conduire aux sommets de l’union mystique » (n° 316). « Les moments de joie, le repos ou la fête, et même la sexualité, sont vécus comme une participation à la vie pleine de sa Résurrection » (n° 317). L’on parle ensuite de la prière à la lumière de Pâques, de la spiritualité de l’amour exclusif et libre dans le défi et dans ce désir de vieillir et de se consumer ensemble, en reflétant la foi de Dieu (cf. n°319). Et enfin, la spiritualité « de l’attention, de la consolation et de l’encouragement ». Dans le paragraphe conclusif, le Pape affirme qu’ « aucune famille n’est une réalité céleste et constituée une fois pour toutes, mais la famille exige une maturation progressive de sa capacité d’aimer (…).Tous, nous sommes appelés à maintenir vive la tension vers un au-delà de nous-mêmes et de nos limites, et chaque famille doit vivre dans cette stimulation constante. Cheminons, familles, continuons à marcher ! (…). Ne désespérons pas à cause de nos limites, mais ne renonçons pas non plus à chercher la plénitude d’amour et de communion qui nous a été promise » (n° 325).